💊 En Italie, des migrants drogués et “gardés tranquilles” grâce à des psychotropes #34
Cette semaine, comme une fois toutes les deux semaines (vous connaissez la chanson), on vous propose de vous replonger dans une enquête parue un an auparavant pour en mesurer l'impact. Et pour cette nouvelle édition, on a fait le choix de revenir sur une enquête particulièrement difficile, mais dont le sujet nous semble de première importance : l'administration de psycholeptiques sans leur consentement à des personnes migrantes détenues dans des centres d’expulsion en Italie. Nous aussi on a eu du mal à y croire, et pourtant...
En France, l'enquête du magazine italien Alterconomia, parue en collaboration avec le média tunisien Inkyfada, a eu peu d'écho. On tenait donc d'autant plus à vous le faire découvrir, et ce n'est certainement pas Timothée qui s'y est opposé, lui qui a vécu plusieurs années en Tunisie. Sur ce, bonne lecture !
Rembobine est un jeune projet indépendant. Il ne vit que grâce à vos partages et vos retours. Né d'ateliers d'éducation aux médias où l'on disait « les journalistes en font des caisses sur un sujet, et la semaine d'après, on n'en parle plus », il tente de montrer que le journalisme peut avoir de l'impact sur la société. N'hésitez pas à partager ce mail à vos ami·es, vous êtes les meilleur·es ambassadeur·drices 💌
⏳ Comprendre l'enquête en 30 secondes
→ Les journalistes d'Altereconomia et d'Inkyfada ont mené une enquête sur les Centres de permanence pour les rapatriements (CPR) en Italie, où les migrants sont enfermés avant d'être expulsés.
→ Ils ont recueilli des témoignages et des données montrant l'utilisation abusive de psychotropes pour maintenir les migrants "tranquilles" dans ces centres.
→ Ils ont mis en lumière le manque de transparence et les conséquences dramatiques de ce système.
đź’Ą Et son impact en encore moins de temps !
→ L'enquête, qui a permis de mettre des preuves chiffrées sur une pratique connue depuis des années, a eu un large écho médiatique en Italie.
→ Selon les auteurs, elle est un document précieux lors de procès de migrant·es qui dénoncent ces pratiques. Mais au niveau institutionnel, malgré l'intérêt de parlementaires, rien n'a bougé depuis la publication.
L'enquête : Des migrants enfermés sous sédatifs dans les centres d’expulsion en Italie
Administrer des psycholeptiques à des personnes sans leur consentement peut paraître impensable et pourtant, c'est bien ce qui se passe dans des centres d’expulsion en Italie, comme l’a révélé le magazine italien Altreconomia en collaboration avec le média tunisien Inkyfada.
Né en 2014 dans la continuité des révolutions du printemps arabe de 2011, Inkyfada est un média indépendant tunisien. « Inkyfada est un média trilingue qui publie principalement en français, en arabe et aussi certains articles en anglais. Il prend le temps d’enquêter sur des sujets qui ont été longtemps tus et qui concernent les Tunisiens et leur diaspora », indique Haïfa Mzalouat, éditrice de la version française. Le média a traduit l’enquête et mis en forme les nombreuses données récoltées par les auteurs de cette investigation : Lucas Rondi, journaliste, et Lorenzo Figoni, conseiller politique en migration pour l'ONG ActionAid Italia.
Six mois d’enquête ont été nécessaires afin d’apporter des preuves à ce sujet évoqué depuis déjà de nombreuses années. « C'est quelque chose qui se sait et qui a été révélé par des ONG ou des avocats qui ont travaillé avec des migrants et qui leur ont témoigné avoir été drogués à leur insu », explique Lorenzo Rondi. Vakhtang Enukidze, un migrant venu de Géorgie, est décédé d’un œdème cérébral et pulmonaire à cause d’un cocktail de médicaments. Orgest Turia, originaire d’Albanie, est également morte à la suite d’une overdose de Méthadone. « Mais malheureusement ce sujet n’a jamais vraiment été pris au sérieux puisqu’il n’y avait pas de preuves, nous avons donc décidé d’enquêter pour en apporter. »
C’est grâce à la FOIA (Freedom of Information Act) - équivalent de la CADA (commission d’accès aux documents administratifs) en France - que Lucas et Lorenzo ont pu obtenir les documents nécessaires attestant du fait que dans plusieurs centres italiens de permanence pour les rapatriements, des migrants se voient forcés d’ingérer des psychoactifs comme des anxiolytiques, des somnifères ou des antidépresseurs. « Nous avons remarqué qu’une majeure partie des médicaments achetés par ces centres sont des psychotropes. Pourtant, très peu de visites psychiatriques ont été effectuées », raconte Lorenzo Figoni.
L’administration de médicament dans ces centres sert entre autres à faire des économies de nourriture et faire accepter les conditions de détention difficiles dans lesquelles se trouvent les personnes enfermées, peut-on apprendre dans l’enquête.
đź’Ą En quĂŞte d'impact
Un an après la publication de l'enquête d'Inkyfada et d'Altreconomia, les migrants reçoivent-ils encore des sédatifs sans leur consentement ? Des actions en justice ont-elles été entreprises par les autorités ? La publication en plusieurs langues a-t-elle eu de l'impact ?
Rembobine vous propose de découvrir l'impact de l'enquête, d'après une méthodologie inspirée du média d'investigation Disclose et de son rapport d'impact. Rendez-vous sur le site pour comprendre ce qui peut être inclus dans ce tableau.
→ Luca Rondi et Lorenzo Figoni ont été reçus par le Parlement italien.« Les députés nous ont posé de nombreuses questions sur le sujet, ce qui leur a permis d’interpeller le gouvernement sur cette problématique, expliquent-ils. Ils ont un rôle de contrôle des activités du gouvernement et comme les centres sont sous la responsabilité du ministère de l’Intérieur, il a été interrogé aussi sur le sujet. »
→ Un an après l’enquête, aucune réelle réponse n’a pourtant été apportée aux différentes interrogations formulées par les parlementaires. « Nous n’avons jamais eu de réponse, je pense que ça en dit long sur l’époque dans laquelle nous vivons », déplore-t-il.
→ Lorsque l’enquête a été publiée, il y a eu un important écho médiatique. « Nous avons été reçus sur plusieurs plateaux télé pour parler de ce que nous avions découvert sur les conditions de détention des migrants en Italie », se remémore Lorenzo Figoni. Les auteurs de l’enquête ont été reçus notamment sur le plateau de LA7, une des principales chaînes d’infos généralistes en Italie.
→ Leur papier a également été repris par la presse papier : par le quotidien la Repubblica, deuxième journal le plus vendu en Italie, mais aussi le magazine Rolling Stone ou encore le quotidien La Stampa.
→ En France, il y a eu peu d'écho. Quelques journalistes spécialisés sur la migration ou la privation de liberté, comme la journaliste Clara Monneyeur de Streetpress, ont repartagé l'enquête.
→ Les deux auteurs sont régulièrement invités à des événements pour parler de leur enquête comme à Florence et plusieurs fois à Milan. Ils ont fait un TED Talk et ont été invités au Festival de l’immigration de Turin.
→ « Plusieurs ONG ont aussi rebondi sur notre enquête pour communiquer sur ce sujet. » Parmi elles ont compté Médecins sans frontières, Amnesty International, Human Rights Watch.
→ Pour le moment, les centres cités dans l’enquête n’ont pas été condamnés ou fermés. « Malheureusement, je crois que ces pratiques continuent », indique Lorenzo Figoni.
→ Des procès sont en cours actuellement sur cette question. « Je connais personnellement une avocate qui a utilisé notre enquête pour apporter des preuves en faveur du cas de son client. Le procès n’est pas encore terminé donc je ne sais pas si ça aura une incidence sur la décision finale », déclare Lorenzo Figoni.
→ Une enquête menée par le parquet de Potenza, et rendue publique mardi 9 janvier 2024, révèle que 35 cas de mauvais traitements ont été constatés contre des personnes retenues entre 2018 et 2022. Selon InfoMigrants, une trentaine de personnes sont visées par l’enquête et une dizaine sont mises en examen : des policiers, des médecins et des responsables du centre. Un inspecteur de police est assigné à résidence, un médecin a interdiction de pratiquer pendant un an et le directeur du centre ne peut plus diriger une entreprise pendant 12 mois.
Les coulisses de l'enquête 🕵️‍♀️
Lorenzo Figoni, conseiller politique en matière de migration pour l'ONG ActionAid Italia et co-auteur de l’enquête avec le journaliste Luca Rondi, a accepté de répondre aux questions de Rembobine sur les coulisses de leur enquête. Il revient sur la procédure qui a permis d'obtenir des preuves sur une pratique qui a lieu depuis des années et l'importance de collaborer avec le média tunisien Inkyfada.
... Pour lire l'interview 👇
Comment mieux suivre le sujet ? 🧰
Pour suivre l'actualité des faits migratoires en Tunisie, on vous invite vivement à suivre le travail des journalistes d'Inkyfada. Et notamment à explorer la rubrique Migration du pure player tunisien. Une actualité qu'on ne peut que vous inciter à suivre de près au moment où, treize ans après le Printemps arabe, le président Kaïs Saïed montre de nombreux signes d’une dérive autoritaire. Dans une précédente édition de Retour à la une, nous vous avions d'ailleurs parlé du discours du président de la République tunisien au printemps 2023, qui ciblait les exilé·es subsaharien·nes présent·es dans le pays, reprenant la théorie raciste du « grand remplacement ».
On vous invite également à regarder de Desinfox Migration, qui fact-checke la désinformation pour contribuer à un débat public mieux informé sur les migrations et l’intégration, alors que la manipulation des faits migratoires est un enjeu majeur dans les démocraties, notamment en Europe. Last but not least, InfoMigrants est un site d’information destiné à lutter contre la désinformation dont sont victimes les migrants où qu’ils se trouvent : dans leur pays d’origine, sur la route, ou déjà dans le pays où ils espèrent bâtir une nouvelle vie. Pour s’adresser au plus grand public possible, il se décline en six langues, français, arabe et anglais, dari, pachto et bengali.
Lecteur·ices, citoyen·nes...Vous avez le pouvoir de renforcer l'impact du travail des journalistes !
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2. Prenez connaissance des recommandations du comité international de la Croix-Rouge sur les conditions de détention des personnes réfugiées et migrantes ✊.
3. Vous connaissez un·e parlementaire ou un·e sénateur·rice qui pourrait porter la question des conditions de détention dans les centres de rétention ? Interpellez-la sur les réseaux ou écrivez-lui 📣
Merci pour votre lecture et on vous dit à la semaine prochaine pour le retour de Rembobine dans vos boîtes mails ! D'ici là , si vous aimez cette newsletter, n'hésitez pas à nous faire un retour par mail ou sur les réseaux sociaux. Sinon, transmettez-la à un·e ami·e et n'hésitez pas à en parler autour de vous ! C'est pour le moment le meilleur moyen de nous soutenir ! 💌
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