Utiliser les outils de l'architecture pour enquêter et "dissiper le brouillard informationnel"

Francesco Sebregondi et Basile Trouillet reviennent sur l'enquête menée par le média INDEX sur les incidents qui ont conduit à l'éborgnement de Jérôme Rodrigues. Et notamment sur l'apport des savoirs de l'architecture dans l'investigation journalistique.

Timothée Vinchon
Timothée Vinchon

Mêlant journalisme, architecture et nouvelles technologies de l'image et de l'information, INDEX enquête depuis 2020 sur des cas de violence policière en France. En juin 2023, le média produisait notamment une reconstitution détaillée des circonstances de l'éborgnement de Jérôme Rodrigues par l’explosion d’une grenade de désencerclement lors de l’acte XI des « gilets jaunes », en janvier 2019.

Francesco Sebregondi, docteur en architecture et cofondateur d'INDEX, et Basile Trouillet, vidéaste en charge de l'analyse des vidéos, du montage, et du récit en voix off de la reconstitution des incidents qui ont conduit à l'éborgnement de Jérôme Rodrigues, ont accepté de répondre à nos questions.

Pour Rembobine, ils reviennent sur les heures d'analyse et de montage que l'enquête a nécessité, sur l'apport des savoirs de l'architecture dans l'investigation journalistique et sur l'importance de documenter rigoureusement et factuellement des séquences de notre histoire contemporaine.

Votre ONG regroupe des architectes, des spécialistes de la 3D ou encore des vidéastes. C’est quoi Index alors ?

Francesco Sebregondi — INDEX dérive d'un projet plus ancien de laboratoire de recherche qui s'appelle Forensic Architecture. L'hypothèse de départ était d'utiliser les outils de l'architecture pour enquêter sur des violations des droits humains ou des crimes de guerre. Sur un événement donné, le champ de savoir de l'architecture va apporter sa lecture de l'espace et des traces que l'événement peut laisser. L'objectif est de dissiper le brouillard informationnel à des endroits où l'on avait plutôt des déclarations contradictoires. Aujourd'hui, lors d'une enquête, nos sources vont être moins des témoignages que des images et des signaux numériques. Les outils de l'architecture vont permettre de créer un canevas dans lequel rassembler l'ensemble des données, photos, vidéos et autres signaux. Petit à petit, un maillage apparaît et on peut consolider des reconstitutions 3D et construire ainsi le récit de l'enquête.

Basile Trouillet — C'est incroyablement enthousiasmant de mélanger autant de compétences. À chaque enquête, les discussions d'équipe sont extrêmement riches et nos profils différents nous permettent d'explorer des hypothèses nouvelles.

Comment est-ce que vous travaillez sur une enquête ? Est-ce que tout cela prend du temps ?

Basile Trouillet — Notre format de prédilection, c'est la vidéo. Mais on ne va pas en faire juste par facilité de présentation ou parce que ça se partage mieux. On se questionne à chaque fois pour s'assurer que son utilisation va apporter quelque chose à l'enquête. Le premier défi est de regrouper la masse de sources disponibles et de les synchroniser. Dans cette enquête, on est face à une quantité exceptionnelle de vidéos. On a à la fois les caméra-piétons des forces de l'ordre, des caméras de surveillance, des vidéos de témoins et même, c'est assez unique, la vidéo de Jérôme Rodrigues qui, en tant que reporter citoyen, filme l'incident qui lui arrive.

Francesco Sebregondi — Le public peut alors s'immerger dans l'environnement de l'incident, aussi bien du côté de la police que des manifestants et de la victime. Comme dans énormément d'affaires de violence en situation de manifestation et en particulier dans le cadre de la répression du mouvement des gilets jaunes où il y a eu des blessures graves et des mutilations en série, c'est la question de la légitime défense qui est posée au niveau de l'instruction. Est-ce que l'usage caractérisé de la force par les policiers étaient justifiée à la vue des conditions particulières dans lesquelles ils intervenaient ? Nous avons analysé toutes les sources disponibles, pour conclure que non, elle ne semble pas justifié.

Éborgnement de Jérôme Rodrigues : ce que révèlent les caméras-piétons des policiers | INDEX
INDEX a produit une reconstitution numérique en 3D des circonstances de l’éborgnement de Jérôme Rodrigues, lors de l’acte XI des « gilets jaunes », le 26 janvier 2019 à Paris.

Regrettez-vous le manque d'impact de votre enquête sur les conditions de l'éborgnement de Jérôme Rodrigues ?

Francesco Sebregondi — D'après nos informations, l'expertise que nous avons effectué a été versée au dossier d'instruction, mais nous n'en connaissons pas les effets dans la procédure judiciaire. Une des caractéristiques que l'on retrouve très régulièrement, encore plus dans les affaires de violences policières, c'est l'extrême lenteur des procédures. Même dans le cas de Jérôme Rodrigues, une des figures du mouvement des gilets jaunes. Cette lenteur, elle met en difficulté la partie civile. Tout le monde ne peut pas se permettre de suivre une procédure pendant 4 ou 5 ans.

Nous faisons des enquêtes sur des cas qui nous semblent emblématiques, particulièrement parlant et représentatif d'un contexte plus large. Là, l'enquête montre bien sûr les instants de l'incident mais elle permet aussi de retracer et de reconstruire cette séquence politique particulière du mouvement des gilets jaunes. Elle met en lumière de façon étayée une pratique générale du maintien de l'ordre, à notre sens violente et dangereuse vue l'explosion du nombre de blessures graves et de mutilations, qui s'étaient imposées lors du mouvement, en particulier en 2018 et 2019.

Découvrez la mesure d'impact réalisée par Rembobine sur l'enquête d'INDEX :

Éborgnement de Jérôme Rodrigues : ce que révèlent les caméras-piétons des policiers
L’enquête d’INDEX sur l’éborgnement de Jérôme Rodrigues lors de l’acte XI des “gilets jaunes” en janvier 2019 révèle des défaillances majeures dans le maintien de l’ordre en France.

Si l'impact se fait parfois attendre, pourquoi continuer à faire des enquêtes ?

Francesco Sebregondi — Un peu comme Rembobine, on essaie d'apporter quelque chose dans le paysage médiatique qui refuse l'immédiateté. On s'offre le luxe de prendre des mois sur une enquête. L'objectif, c'est de mettre une certaine pression sur les institutions du côté de la société civile pour dire que ce n'est pas parce que les choses traînent, qu'on va oublier ce qui s'est passé. Ça a à minima une utilité d'archive qui permet de laisser une trace de ce qui s'est passé, la plus objective et la plus rigoureuse possible. Et ce travail viendra éventuellement peser plus tard sur la question du fonctionnement des institutions.

Basile Trouillet — Nos enquêtes fonctionnent un peu de manière cumulative. À chaque fois, on apprend de nouvelles techniques, on découvre de nouveaux logiciels qui permettront d'être encore meilleur·es sur d'autres investigations. Ce qu'on a fait avec la reconstitution de l'éborgnement de Jérôme Rodrigues a une vie après sa publication. Ça a déjà servi de support de formation en interne ou auprès d'autres rédactions, la vidéo a été projetée en festival... Il y a une vraie demande de s'outiller techniquement et INDEX a aussi ce rôle d'être un laboratoire de techniques à mettre ensuite dans le domaine public et entre les mains de toutes et tous.

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Rédacteur et cofondateur de Rembobine - Journaliste indépendant - Formateur en éducation populaire aux médias