« On voulait regarder ces assassinats pour ce qu'ils sont : des féminicides politiques »

« On voulait regarder ces assassinats pour ce qu'ils sont : des féminicides politiques »
© Photo illustration Juliette Robert – Youpress

Femmes à abattre est une enquête collaborative d’une dizaine de journalistes du collectif Youpress sur les féminicides politiques. Un concept peu connu qui a pourtant déjà fait beaucoup de victimes à travers le monde : de nombreuses femmes sont tuées chaque année en raison des combats qu’elles portent et parce qu’elles sont des femmes.

Sophie Boutboul et Leila Miñano, journalistes du collectif Youpress, ont accepté de répondre aux questions de Rembobine sur les coulisses de leur enquête.

Femmes à abattre
« Femmes à abattre », c’est la première enquête internationale sur les féminicides politiques. Un crime qui consiste à tuer une femme pour la cause qu’elle défend mais aussi parce qu’elle est une fem…

Bonjour Leila et Sophie, comment vous est venue l’idée, avec le collectif Youpress, de travailler sur les féminicides politiques ?

Sophie Boutboul — Nous avions l’envie de travailler de manière collective sur une enquête liée à des violences de genre. C’est à travers nos premières recherches, en contactant différentes sources, en lisant des rapports comme celui de l’ONU que nous nous sommes rendu compte qu'il y avait des femmes activistes, engagées dans la vie publique, qui subissent des violences genrées et aussi des violences spécifiques liées à leur combat. Et que certaines sont tuées, de façon bien particulière. L’ancienne présidente chilienne, Michelle Bachelet, avait utilisé le terme de féminicide politique tout comme des chercheuses, des journalistes et des activistes politiques. Mais le crime n'avait pas encore fait l'objet d'une enquête journalistique dédiée. 

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Femmes à abattre : enquête sur les féminicides politiques
Des centaines de femmes politiques, chercheuses, journalistes, activistes à travers le monde sont tuées parce qu’elles sont des femmes et qu’elles portent un combat. Une dizaine de journalistes du collectif Youpress a enquêté sur ce crime encore très peu investigué.

A-t-il été compliqué de faire financer l’enquête, de trouver des partenaires ?

Leila Miñano — Ce qui a été difficile, c'est de trouver de l'argent, surtout. On a démarché énormément de bourses, une dizaine au total, pour en obtenir une seule au final : La bourse européenne flamande Pascal Decroos d’un montant de 9000 euros. La somme était insuffisante pour couvrir l’ensemble des papiers publiés, mais ça a été rendu possible par le financement supplémentaire de Mediapart, partenaire de l’enquête et qui l’était aussi pour Zero Impunity, un de nos premiers gros projet multimédia en collectif, sur le viol en temps de guerre.

Pourquoi avez-vous voulu mener cette enquête de manière collective ?

Leila Miñano — On voulait lui donner une envergure particulière. On voulait créer la première base de données internationale sur le sujet, pas développer une seule histoire, mais en développer le plus possible. Il fallait avoir une force de bras beaucoup plus importante parce que le sujet le mérite. Il y avait aussi cette volonté de travailler à plusieurs. Notre expérience sur Zero Impunity a pu nous aider.

Sophie Boutboul — Grâce au collectif, on a retrouvé la même force sur ce projet. Deux data journalistes ont activement participé : Hélène Molinari et Rouguyata Sall. Elles se sont vraiment concentrées sur la base de données. Elles ont analysé 287 meurtres de femmes activistes dans 58 pays. Pendant ce temps, le reste de l'équipe s’occupait des interviews, des entretiens avec des chercheuses, des ONG, des associations de terrains dans tous les pays. On a pu analyser des centaines et des centaines de meurtres à travers le monde. Notre enquête n'est pas exhaustive, si on avait été une trentaine sur le sujet on aurait peut-être pu analyser encore plus d'assassinats.

Mais déjà, on a construit cette première base, poser cette première pierre, pour regarder avec des lunettes de genre tous ces assassinats et les voir pour ce qu'ils sont : des féminicides politiques. Des femmes tuées pour leur genre et pour leur combat. Et pour cela, on a eu besoin de plusieurs mois, de plusieurs années, d'analyse et de réflexion pour montrer tout ce en quoi consiste un féminicide politique. Et puis pour, en effet, aussi, aller sur plusieurs terrains à travers le monde pour enquêter sur ce crime majoritairement impuni.

Cette enquête a-t-elle aussi été l’occasion d’honorer la mémoire de ces femmes ?

Sophie Boutboul — Juliette Robert, photographe, a fait toutes les illustrations. Il y a eu tout un travail entre les archives et le cyanotype [une méthode d’impression photographique qui produit des tirages d’une couleur bleue, NDLR] pour trouver un moyen de donner à voir le visage de ces femmes, qui elles étaient et continuer à visibiliser leurs combats pour aller au-delà des chiffres. C'était important pour nous de rappeler leur nom et qu’il soit écrit quelque part. Plusieurs ONG qu'on a interviewées ont fait des mémoriaux comme l'ONG AWID et Human Rights Defender (HRD) Memorial.

Lodya, qui militait depuis 2015 au sein de l’ONG Al-Firdaws, se terre depuis huit mois dans un lieu secret du désert irakien. © Photo illustration Juliette Robert – Youpress

Il y a un proverbe mexicain qui nous a beaucoup suivi dans cette enquête et qui est aussi utilisé par les héritières de Marielle Franco, qui a été victime d'un féminicide politique au Brésil : « Ils voulaient nous enterrer, ils ne savaient pas que nous étions des graines ». Le  mot « graine » est utilisé par les héritières de celles qui continuent de porter le combat antiraciste, la lutte féministe, la lutte contre les violences policières. Ça nous semble important de continuer à semer ces graines pour continuer à parler du féminicide politique. Parmi les voix, il y en a qui ont été amplifiées d'un côté, mais il y a aussi beaucoup de combattantes qui sont mortes dans le plus grand silence. C’est une chercheuse, professeure américaine qui nous le disait, Marie E.Berry : « Elles sont encore beaucoup trop nombreuses à être tuées avant même d'avoir atteint la partie visible de la sphère publique ». À ce niveau, il y a encore beaucoup de choses à faire.