Maltraitance d'enfants amérindiens et noirs marrons en Guyane : « Un seul de ces cas ferait scandale en hexagone »
Le journaliste Émile Boutelier a enquêté sur les maltraitances que subissent les enfants amérindiens et noirs marrons lorsque, pour accéder à l’école, ils sont confiés à des familles hébergeantes sur le littoral. Il revient sur les coulisses de son enquête.
Le journaliste d'investigation indépendant Émile Boutelier a enquêté de longs mois pour Mediapart sur les maltraitances que subissent les enfants amérindiens et noirs marrons de l'intérieur des terres lorsque, pour accéder à l’école, ils sont confiés à des familles hébergeantes sur le littoral.
Il revient pour Rembobine sur les coulisses de son enquête, le processus de récolte de témoignages de ce qu'il estime être le continuum d'une violence coloniale et enfin l'importance selon lui que les sujet ultra-marins trouvent de l'écho en France.
Bonjour Emile, comment t'es-tu retrouvé à enquêter sur le sujet ?
Emile Boutelier — C'était un sujet tabou à l’époque. En 2019, j'avais réalisé un reportage sur « la pirogue administrative » pour Libération, une pirogue qui remonte le fleuve Oyapock pour promouvoir l’accès aux services administratifs (pôle emploi, CAF, sécurité sociale..) dans les villages de Camopi et Trois-Sauts, extrêmement isolés du reste du territoire. En discutant avec des jeunes de ces villages, j’ai été frappé par le nombre d’enfants déscolarisés avant même d’avoir atteint 16 ans (âge où la scolarisation n’est plus obligatoire). Ils me disaient tout le temps que c’était à cause de ce qu’ils appelaient leur « gardienne ». En creusant, j’ai fait la rencontre de Myriam Dufay, directrice de l’association L'Effet Morpho, qui avait écho de nombreux cas de maltraitance dans certaines familles hébergeantes et qui se battait pour sortir les jeunes de ces familles. Grâce à son soutien, ainsi qu’aux contacts d’autres associations comme Akaneïtuna, j’ai pu gagner peu à peu la confiance des jeunes et recueillir leurs témoignages. De fil en aiguille, chaque jeune me donnait d’autres contacts, des amis ou des camarades de chambre, et j’ai ainsi pu récolter près d’une trentaine de témoignages sur un an et demi.
Pour (re) découvrir l'enquête d'Emile Boutelier, mais surtout son impact, un an plus tard sur la société, mesuré par Rembobine, c'est par ici 👇
On aurait pu imaginer qu'un tel scandale ait déjà fait couler beaucoup d'encre…
Emile Boutelier — Un seul de ces cas de mauvais traitement ferait scandale en hexagone. Le maillage médiatique étant beaucoup plus dense en hexagone, on n’aurait pas pu imaginer que des dysfonctionnements aussi manifestes passent sous les radars journalistiques aussi longtemps. On parle de malnutrition systématique, de maltraitance régulière, de cas d’abus sexuels, sur fond de racisme d’Etat... Même les textes de cadrage du Dispositif des Familles Hébergeantes étaient illégaux au regard des conventions internationales sur les droits de l’Enfant !
J’ai eu accès à des échanges de mail me prouvant que les mauvais traitements qui avaient cours dans les familles hébergeantes étaient souvent connus des autorités, et que plusieurs associations ou familles déposaient des plaintes ou des Informations Préoccupantes (IP). Mais personne n’en parlait ouvertement. Il y a plusieurs raisons à cela. Déjà, c'est un sujet qui peut faire peur à certains journalistes locaux pour qui c'est difficile de s'attaquer à la Collectivité Territoriale de Guyane (CTG), qui est souvent un pilier en termes de financement de projets. De plus, les violences coloniales sont souvent un tabou dans les familles amérindiennes. Au début, les jeunes avaient déjà du mal à concevoir que les maltraitances qu’ils subissaient étaient anormales. Quand c’était le cas, en parler aux parents restés au village était compliqué matériellement par la distance. Et puis la génération précédente avait souvent vécu les violences du "home indien", se plaindre auprès d’eux leur semblait souvent dérisoire ! Plus que tout, le Dispositif des Familles Hébergeantes était géré dans une opacité totale, par une petite cellule au sein de la CTG qui gardait secrètes les informations concernant les conditions de vie des jeunes.
Justement, peux-tu nous expliquer ce que sont les "home indiens" et pourquoi tu les lies à ce qu'il se passe dans les familles hébergeantes ?
Emile Boutelier — Jusque dans les années 1980, l’Église catholique, financée partiellement par l’Etat français, a évangélisé et « éduqué » de force deux mille enfants amérindiens et Noirs marrons en Guyane, en les envoyant dans des pensionnats catholiques, les "home indiens". L’objectif implicite était de « tuer l'Indien dans le cœur de l’enfant » comme le disait un directeur des Affaires Indiennes canadien où les homes indiens ont existé à une plus grande échelle. La logique de ces "homes", c'était de « civiliser » les peuples dits « primitifs » : annihilation des cultures amérindienne et "bushinenguée", éradication des modes de vie et des croyances traditionnels, évangélisation forcée, tout cela pour en faire une main-d’œuvre disponible pour les projets de développement du territoire. Je recommande à tous le génialissime livre-enquête d'Hélène Ferrarini sur la question.
Le système des familles hébergeantes semble être une continuation du processus d’acculturation forcée menée dans les internats catholiques. Ce n'est plus l'Église qui dicte les règles, mais des pratiques similaires sont restées : immersion des jeunes dans une culture radicalement différente de la leur, interdiction de parler la langue maternelle dans les familles, arrachement des enfants à leur famille etc.
Un an plus tard, estimes-tu que ton enquête a eu l'impact que tu aurais souhaité ?
Emile Boutelier — Oui, j’ai été très surpris de voir qu’elle a eu un fort retentissement, en France comme en Guyane. Ici, les journalistes locaux ont repris les éléments de mon enquête, et plusieurs personnalités politiques, dont le président de la CTG de l’époque, Gabriel Servile, ont été obligés de reconnaître publiquement l’existence du problème des Familles hébergeantes (alors qu’ils l’avaient minoré pendant toute mon enquête !). Mes contacts en Guyane me disent aussi que la justice donne une suite quasi-systématique aux plaintes et aux informations préoccupantes, ce qui était de l’ordre de l’exceptionnel avant mon enquête. La CTG essaie aussi de sensibiliser les familles hébergeantes en début d’année sur la question de la maltraitance. Tout n’est pas réglé, loin de là, mais je pense que mon article a au moins eu le mérite de faire émerger la question dans l’espace public.
Merci Emile !
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