« Ces fausses manifestations avaient pour but principal de saper le soutien occidental aux Ukrainiens »
Thomas Eydoux et Margaux Farran ont écrit l'enquête « Pour discréditer l'Ukraine, la Russie organise de faux rassemblements en Europe » parue en avril 2023.
Thomas Eydoux est journaliste au sein de la cellule enquête vidéo du Monde. Margaux Farran est étudiante en journalisme et a effectué son stage au sein de son équipe. Ensemble, ils ont écrit l'enquête « Pour discréditer l'Ukraine, la Russie organise de faux rassemblements en Europe » parue en avril 2023.
Pour Rembobine, ils reviennent sur leur travail sur des sources ouvertes comme confidentielles, les dilemmes auxquels les journalistes font face lorsqu'ils travaillent sur la désinformation, et l'importance de rester vigilant sur internet.
Bonjour à tous les deux. Au moment où vous débutez votre enquête, la guerre en Ukraine dure depuis un peu plus d'un an. Qu'est-ce qui vous mène à ce moment-là à travailler sur le sujet ?
Thomas Eydoux — Au Monde, on était en contact avec Dossier Center, un média en ligne d'opposition russe, qui travaille principalement sur le pouvoir russe et ce qui entoure les hautes sphères décisionnaires russes. Ils nous ont transmis quelques documents internes aux services de renseignement russes, qui faisaient notamment état d'actions qui avaient lieu en France. Ça a suscité notre intérêt et on a décidé d'enquêter, sachant qu'en parallèle, dans d'autres pays européens, d'autres médias se sont également saisis de la question.
Vous avez effectué cette enquête au sein de la cellule enquête vidéo du Monde. Comment fonctionne cette cellule ?
Thomas Eydoux — Au Monde, le service vidéo est composé d'une vingtaine de journalistes et de motion designers. Certains, comme nous, travaillent au pôle enquête. On s'intéresse à des sujets très variés, comme les conflits armés, les opérations d'influence, les atteintes au respect des droits humains. La plupart du temps, on travaille en sources ouvertes, c'est-à-dire avec des photos, des documents qui sont librement et légalement accessibles sur Internet. Mais parfois, ce n'est pas uniquement le cas, comme lors de cette enquête, où on s'est appuyé sur des sources ouvertes, mais aussi sur des documents internes, qui nous ont été fournis par Dossier Center.
Margaux Farran — Pour cette enquête, on a croisé les sources ouvertes et celles confidentielles auxquelles on avait eu accès. Par exemple, dans l'un des documents des services des renseignements russes, il était fait mention de manifestations où des individus portaient des messages visant à discréditer la Turquie et l'Ukraine. A partir de là, on a remonté la piste à partir des informations accessibles en ligne : qui étaient ces manifestants ? Pourquoi étaient-ils présents lors de ces rassemblements ? Quels liens pouvaient-ils avoir avec la Russie ? C'est comme ça qu'on a réussi à reconstituer le réseau de ces fausses manifestations qui avaient pour but principal de décrédibiliser l'Ukraine et de saper le soutien occidental aux Ukrainien·nes.
Pour retrouver notre article dédié à la mesure d'impact de l'enquête du Monde sur les fausses manifestations organisées par Moscou, c'est par ici 👇
Dans le contexte de la guerre en Ukraine et de propagande russe notoire, avez-vous été surpris par les découvertes que vous avez faites ?
Margaux Farran — Oui, c'était surprenant au sens où on n'image pas forcément des opérations de ce type. On entend beaucoup parler d'énormes complots qui ont beaucoup plus d'impact, de financements, d'ampleur. Ça m'a surpris de voir ces opérations beaucoup plus petites, beaucoup moins bien faites aussi.
Thomas Eydoux — Exactement. Ces opérations mal faites, à la va-vite, orchestrées par les services de renseignement russes déconstruisent le mythe des ex-officiers de renseignement du KGB, très influents en Afrique et à Cuba. Et en même temps, ces opérations s'inscrivent dans une démarche plus globale qui consiste à créer du bruit et à faire en sorte que les gens ne croient plus à rien. Ce sont des opérations de désinformation quasi invisibles, mais qui viennent saper la confiance plus globale de la population envers ce qu'elle voit sur les réseaux sociaux. Dans sa campagne de désinformation, la Russie utilise des moyens très variés, parfois très discrets, parfois beaucoup moins comme ici. Ce sont toutes ces techniques de désinformation qui, prisent dans leur globalité, ont un impact conséquent.
Bien que « mal faites » comme vous le dites, et ayant eu peu d'impact sur Internet, pourquoi est-il néanmoins important de médiatiser ces opérations de désinformation ?
Thomas Eydoux — C'est une question importante. En enquêtant, on s'est effectivement rendu donc que factuellement, l'impact numérique des photos qui avaient été postées avait été assez faible. Alors que les services de renseignements se vantaient de leur impact en ligne, on a vu qu'ils gonflaient les résultats. Et à partir de là, on a été confronté à un dilemme, entre montrer que ces publications étaient montées de toutes pièces et que ces manifs étaient de fausses manifs, et le fait de donner de la visibilité à quelque chose qui, finalement, numériquement, n'avait en fait eu que très peu d'impact... Lorsqu'on travaille sur des sujets de désinformation, il faut trouver le juste milieu et ce n'est pas toujours évident. Dans ce cas, on a jugé important d'en parler car dans le contexte de guerre informationnelle de la Russie envers les pays occidentaux, cette enquête permettait de lever le voile sur les opérations des services russes dans certaines capitales européennes.
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