Dette haïtienne : "Le calcul exact des sommes payées et leur coût à long-terme est pour moi le scoop de l'enquête"
Nous sommes ravis d'accueillir le journaliste du New York Times Constant Méheut en tant qu'invité sur Rembobine. Avec Catherine Porter, Matt Apuzzo et Selam Gebrekidan, ils ont travaillé une année durant à la réalisation d'une enquête retentissante sur la dette haïtienne.
Acclamée par la profession, cette enquête, fruit d'une coopération entre journalistes et historiens, invite à explorer un chapitre méconnu de notre passé et nous questionne sur le présent. Un cas unique où un peuple qui a gagné sa guerre d'indépendance se voit obligé d'indemniser l'ancien pays colonisateur en écopant d'une dette évaluée à deux à trois fois de son PIB.
Bonjour Constant, pourquoi s'être intéressé à ce dossier historique ?
Constant Méheut : Ma collègue Catherine Porter suit de près l'actualité d'Haïti depuis le séisme de 2010. En tant que correspondante, elle s'est toujours demandé pourquoi ce pays était si pauvre malgré les efforts internationaux. Les réponses généralement fournies par la couverture médiatique se concentrent sur la pauvreté, la violence des gangs et les catastrophes naturelles. Ces facteurs sont indéniablement importants, mais ils occultent une partie de l'histoire qui pourrait expliquer en partie la situation économique actuelle d'Haïti : cette dette de l'indépendance.
L'assassinat du président Moïse en 2021 a renforcé notre volonté, en tant que journal, de mettre en lumière cette histoire méconnue en France, en dehors des cercles d'historiens et d'économistes spécialistes du pays. Nous avons ressenti l'importance de mener une véritable enquête approfondie pour évaluer l'impact potentiel de cette dette sur le développement économique à long terme.
Notre objectif était de susciter une prise de conscience plus large et de contribuer à une compréhension plus approfondie de l'histoire complexe d'Haïti. Nous voulions explorer comment cette dette a pu influencer les trajectoires économiques et politiques du pays. Cette enquête nous a permis de mettre en évidence les liens entre l'histoire coloniale, les pratiques financières prédatrices et les conséquences durables sur l'économie haïtienne. Le calcul exact des sommes payées et leur coût à long-terme est pour moi le scoop de l'enquête. Aucun historien ou économiste n'avait jamais fait cela. C'est un sujet qui mérite d'être connu et discuté au-delà des cercles spécialisés.
Découvrez l'impact de l'enquête du New York Times dans notre article dédié au sujet 💥
Comment avez-vous procédé ?
CM : Notre travail a exigé des mois de recherche approfondie dans des centres d'archives en France, aux États-Unis et en Haïti. Nous avons consacré un temps considérable à examiner minutieusement des milliers de documents et d'archives gouvernementales afin de retracer, année après année, les montants précis versés par Haïti à la France.
Ensuite, nous avons collaboré avec une quinzaine d'économistes de renom ou spécialistes du sujet pour évaluer le coût à long terme de ces paiements. Les estimations obtenues, s'appuyant sur des modèles économiques, indiquent que cette dette se chiffre entre 21 et 115 milliards de dollars actuels. Cette fourchette large témoigne de l'ampleur des répercussions économiques subies par Haïti au fil des décennies.
Les archives sont une source inestimable qui mériterait d'être davantage explorée par les journalistes. Que ce soit dans les archives du Ministère des Affaires étrangères en banlieue parisienne ou celles du monde du travail à Roubaix, nous avons découvert de véritables trésors de documentation et d'informations. Il est important de souligner le rôle prépondérant des archivistes dans notre enquête, ils nous ont apporté un soutien précieux.
Nous avons la chance, notamment en France, de pouvoir accéder facilement à des archives bien conservées. Il est essentiel de saisir cette opportunité. Avec notre regard de journaliste, habitué à identifier les chiffres et les informations clés, et avec l'accompagnement des historiens pour apporter le contexte nécessaire, nous avons fait des découvertes inédites pour le grand public.
L'ambition de l'enquête était-elle également de pousser la France à revoir son récit historique vis-à-vis de ses anciennes colonies ?
CM : Bien que ce ne fût pas l'objet principal de l'article, nous en parlons dans le dernier volet de la série. Haïti, en dépit de ses liens profonds avec la France, est une colonie dont l'histoire a été complètement oubliée en France. La révolution haïtienne, qui a été inspirée par les idéaux de la Révolution française, en est un exemple frappant. Si les révolutionnaires français ont aboli l'esclavage pour la première fois en 1793, c'est en réalité grâce à la révolte des esclaves haïtiens, la principale colonie esclavagiste, qui les ont été contraints de prendre cette mesure. Malheureusement, cela n'est pas enseigné à l'école et demeure largement méconnu. De plus, lorsqu'on parle de l'abolition de l'esclavage, on se réfère généralement à la seconde abolition en 1848. On ignore souvent que Napoléon a rétabli l'esclavage et qu'il a subi une défaite majeure dans sa tentative de reconquête d'Haïti en 1803.
C'est aussi dans cette optique que nous espérons que notre travail aura un réel impact. Si un jour les élèves français apprennent cette histoire, nous pourrons dire que notre travail a porté ses fruits.
Retrouvez tous les articles et enquêtes de Constant Méheut.
Après la publication, des journalistes et universitaires ont dénoncé le fait que l'enquête n'était pas un scoop et relevait du "colombusing". Ce concept américain est proche de celui d’appropriation culturelle. Dérivé du nom de Christophe Colomb, il sert à décrire les “découvertes” qui n’en sont que pour une certaine partie de la population mondiale. Les critiques expliquent que de nombreuses publications, ont déjà traité des indemnités haïtiennes sans jamais susciter le même retentissement ni recevoir les mêmes éloges que le New York Times.
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