Carte scolaire et mixité sociale : « Il n'y a pas de sujet plus clivant que celui de l'endroit où on met ses enfants »
Matthieu Slisse, journaliste pour Médiacités, et Denis Vannier, data journaliste indépendant, nous expliquent en quoi la carte scolaire maintient la ségrégation sociale dans la métropole lilloise.
Installé à Lille, Matthieu Slisse est journaliste pour Mediacités. Basé à Nantes, Denis Vannier est data journaliste indépendant, spécialisé en cartographie. Leur enquête « Collèges : comment la carte scolaire entretient la ségrégation sociale dans la métropole lilloise » a été publiée sur le site du média d'investigation locale Mediacités en janvier 2023. Ils y révèlent comment, à l'échelle de la Métropole européenne de Lille (MEL), la carte scolaire ne parvient en réalité que très rarement à mélanger les populations.
Dans notre rubrique Coulisses de l'info, ils nous expliquent comment ils ont travaillé main dans la main pendant plusieurs semaines, reviennent sur les découvertes qu'ils ont pu faire grâce au data journalisme et soulignent l'importance de faire exister la question de la mixité scolaire dans le débat public.
Bonjour à tous les deux. Au moment de la parution de l'article, la mixité scolaire était à l'agenda politique et médiatique. La situation a beaucoup évolué depuis...
Matthieu Slisse — Il y a un an, il y avait un intérêt médiatique autour de la mixité sociale au collège pour deux raisons. D'une part, les Indices de position sociale (IPS) avaient été rendus publics. D'autre part, Pap Ndiaye avait été nommé ministre pendant l'été et il avait dit que ce serait sa première priorité. Maintenant, un an plus tard, on a un nouveau ministre, Gabriel Attal, qui, dans son discours d'investiture, n'a même pas prononcé les mots de « mixité sociale ». C'est tombé aux oubliettes. Le seul discours qui est porté sur la mixité sociale, c'est autour des uniformes... Ils disent « mettons les uniformes » et c'est tout. Le reste, on s'en lave les mains. En un an, la situation a complètement changé et notre article, d'une certaine façon, a très mal vieilli, c'est comme un espèce de fossile. La mixité scolaire intéressait les médias, c'était dans le discours politique, et maintenant, plus rien, on n'en parle plus. En un an, on est passé d'un sujet important, à plus rien du tout.
Pour (re) découvrir l'enquête de Denis Vannier et Matthieu Slisse ainsi que la mesure de son impact sur la société par Rembobine, c'est par ici 👇
Qu'est-ce qui vous a décidé à travailler ensemble sur la ségrégation scolaire ?
Denis Vannier — Au tout début, je suis parti d'une supposition, qui était qu'il y avait une grande différence de profils sociaux entre les collèges, ce que la publication des Indices de position sociale (IPS), qui ont été publiés grâce au travail du journaliste Alexandre Léchenet, a confirmé. Comme je commençais à manipuler des données géographiques, j'ai suggéré au bureau lillois de Médiacités d'aller plus loin et d'essayer de comprendre pourquoi les IPS étaient si différents entre collèges publics.
Matthieu Slisse — L'originalité de l'article, c'est qu'il s'ancre dans un moment très particulier où les IPS viennent d'être rendus publics. Alors qu'à cette époque, dans la presse, de très nombreux articles parlaient du fait que les collèges privés étaient plus favorisés que les collèges publics, nous, on a fait le zoom sur les collèges publics et montré que les disparités entre collèges ne s'expliquaient pas seulement par une fuite vers le privé, mais par la carte scolaire.
Quelles données avez-vous utilisé pour réussir à montrer le rôle de la carte scolaire dans le maintien des disparités sociales entre collèges ?
Denis Vannier — En tant que data journaliste, je me dois d'être irréprochable côté méthodologie. Ça a donc été un long travail, mais c'était indispensable pour être inattaquable. Concrètement, nous avons d'abord utilisé les données du recensement de la population de 2019 de l'Insee pour isoler les foyers de la métropole lilloise où il y avait au moins un enfant en âge d'aller au collège. Ces données nous ont permis de connaître le profil social de chacun des 72 secteurs de collèges de la métropole lilloise. Nous avons ensuite analysé avec minutie la composition sociale des secteurs scolaires ainsi que les écarts entre eux. Avec cette méthode, nous avons pu identifier au moins sept zones où des collèges très proches géographiquement accueillent des élèves aux profils sociaux radicalement différents. Nous avons pu en déduire que dans ces sept zones au moins, c’est la carte scolaire elle‐même qui entraîne de la ségrégation scolaire en ce qu’elle corrige insuffisamment la ségrégation urbaine.
Matthieu Slisse — Pour que ce soit plus simple à comprendre, on a vraiment essayé d'identifier les endroits de la métropole où il y a des duos de collèges voisins, collés l'un à l'autre, avec des élèves aux profils sociaux pourtant radicalement différents. À Roubaix par exemple, on peut se dire que c'est plutôt logique qu'il y ait plusieurs collèges défavorisés collés les uns aux autres, puisque la population est très majoritairement précaire. En revanche, à Villeneuve-d'Ascq, où des populations aisées et modestes cohabitent, il est contre-intuitif de voir des établissements voisins accueillir des élèves aussi différents socialement. C'est le signe que la carte scolaire entretient la ségrégation urbaine.
Denis Vannier — Dans notre enquête, la partie traitement de données a été vraiment chronophage. C'est même irraisonnable du point de vue de l'économie des médias. Tout mis bout à bout, j'ai dû y passer deux semaines. C'est aussi parce que j'avais envie de le faire, mais ça pose aussi la question de l'économie des médias sur ce type de sujets. Pourquoi est-ce qu'il y a très peu de data journalistes dans les grandes rédactions ? Parce que c'est ultra chronophage et économiquement, ce n'est pas rentable. Dans les méthodes d'enquête, il faudrait peut-être réfléchir à comment est-ce qu'on essaie de travailler avec les chercheurs, est-ce qu'ils accepteraient de partager leurs données... Ça pose vraiment plein de questions sur le modèle et la place de la data dans le journalisme.
Dans votre enquête, vous proposez une modélisation alternative de la carte scolaire afin d'aboutir à des collèges plus mixtes socialement. Est-ce une façon de montrer qu'il serait possible de dessiner une nouvelle carte scolaire ?
Matthieu Slisse — Quand on travaille, c'est un peu comme si on était dans un laboratoire, on fait les apprentis sorciers. On fait des essais et on se dit que changer la carte scolaire, ce ne serait pas si compliqué que ça. Mais en réalité, il n'y a pas de sujet plus clivant que celui de l'endroit où on met ses enfants. Quand on s'attaque à l'enseignement, à la liberté du choix de l'école, les gens sont super fâchés. Et puis le problème, c'est que modifier la carte scolaire, c'est une mesure électoralement coûteuse. Pour le dire à gros trait, on se met à dos des électeurs qui mettent leurs enfants dans le privé pour satisfaire des gens plus défavorisés qui de toute façon votent peu. Souvent, le calcul est vite fait... L'enjeu, ce serait de réussir à convaincre que c'est sociétalement une bonne chose d'être dans un environnement qui est mixte. Et c'est très difficile.
Denis Vannier — Ce qui est difficile avec ce sujet, c'est que les électeurs ne diront jamais qu'ils sont contre la mixité. Ce n'est pas possible. Surtout en terre de gauche, c'est inavouable. Par contre, après, ça peut se voir dans les urnes.
Matthieu Slisse — Ce n'est vraiment pas facile de faire des politiques de mixité et nous, on n'est pas là pour donner les bons et les mauvais points. En revanche, cet article est intéressant pour dire que si on veut modifier la carte scolaire, c'est possible, il n'y a pas de fatalité.
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