Travail dissimulé chez Emmaüs : de l'enquête au procès
Jérémie Rochas, journaliste indépendant pour Street Press et auteur de l’enquête sur Emmaüs, a accepté de répondre aux questions de Rembobine. Il revient sur son travail et comment il a réussi à obtenir des témoignages et des informations cruciales qui ont permis d’être utilisées par la justice.
En juin 2023, le média StreetPress a publié une enquête sur la communauté Emmaüs de la Halte Saint-Jean, dans le Nord de la France. Elle est accusée de travail dissimulé et de traite d’être humains. Cette enquête a depuis eu un effet boule de neige puisque plusieurs autres communautés Emmaüs en France ont été suspectées de faits similaires. Nieppe, Tourcoing ou encore Grande-Synthe sont concernées.
Jérémie Rochas, journaliste indépendant pour StreetPress, a accepté de répondre aux questions de Rembobine sur les coulisses de son enquête. Il revient sur son travail et comment il a réussi à obtenir des témoignages et des informations cruciales qui ont permis d’être utilisées par la justice.
Bonjour Jérémie, comment as-tu été amené à enquêter sur ces communautés Emmaüs ?
Jérémie Rochas – Un petit peu par hasard, en fait. J'étais en contact avec un homme exilé qui se trouvait à Lille, qui était à la rue depuis plusieurs mois et que je voyais régulièrement. Il me racontait un petit peu son périple, entre les galères, les foyers, ses demandes d'asile déboutées, ses petits jobs sous-payés, etc. Et puis, un jour, il m'a appris qu'il a été recruté à la Halle Saint-Jean, ce dont il était très content ! A ce moment-là, tout le monde lui a dit qu'entrer dans une communauté Emmaüs lui permettrait non seulement d'être hébergé, mais en plus d'être régularisé au bout de trois ans de travail. Il y a donc vu une vraie occasion pour lui de sortir un peu de la galère.
Pourtant, ce ce qui semblait être une opportunité s’est révélée être tout autre chose...
Dès le début, on lui a dit qu'il devrait faire ses preuves avant d'être officiellement compagnon dans la communauté. Il a donc commencé à y travailler tous les jours, il a abandonné ses petits jobs. Par exemple, il travaillait sur le marché pour se faire un petit peu d'argent : il a tout abandonné et il s'est consacré à fond sur cette communauté pendant cinq mois, du mardi au samedi, donc à temps plein.
Pendant cette période, il n'est pas hébergé et pas rémunéré du tout. Il est en concurrence avec deux ou trois autres bénévoles pour cette place de compagnon. Là, il me raconte l'autoritarisme de la directrice, Anne Saingier, les cris, les humiliations. Il finit par être embauché en tant que compagnon dans la communauté. On lui dit : “t'es hébergé et à partir de maintenant, si tu travailles bien, dans trois ans, tu seras régularisé”. Donc, là, il est vraiment content. Et puis, en fait, au fur et à mesure, très vite, les mois qui suivent deviennent vraiment difficiles pour lui parce que les conditions de travail sont insupportables.
Retrouvez l'enquête complète sur StreetPress :
Il reçoit des brimades permanentes de la directrice, qui lui déchire son arrêt maladie le jour où il tombe malade. Il voit des gens extrêmement vulnérables autour de lui et qui n'en peuvent plus non plus, notamment des personnes âgées ou des personnes en situation de handicap. Il m'en parle puis petit à petit, je me mets en contact avec plusieurs compagnons, six que je décide de voir quasiment toutes les semaines pendant près d'un an. Eux, parallèlement, s'organisent aussi parce qu'ils n'en peuvent plus.
Je suis un peu toutes leurs démarches et tout ce qu'ils entreprennent pour faire face à tout ça. Un jour, ils apprennent lors d’une réunion qu'en fait, ils n'ont pas l'agrément Oacas (Organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires) et qu'ils ne sont donc pas déclarés à l'Urssaf. Par conséquent, l’espoir d’une régularisation au bout de trois ans s’évapore puisque sans cet agrément, il n'y a pas de régularisation possible. A la suite de ça, ils m'apprennent qu'ils ont déposé plainte.
Qu’est-ce que ça a donné par la suite ?
Après le dépôt de plainte, une enquête est ouverte pour traite des êtres humains et travail dissimulé. Le 13 juin 2023, la communauté est perquisitionnée par les gendarmes. Quelques jours après, je publie mon article et dans la foulée, tous les compagnons sont convoqués par le président de la Halte Saint-Jean qui leur met un gros coup de pression, en leur disant : “voilà, maintenant, soit vous défendez la direction, soit on va fermer”. A ce moment-là, ils sont un peu paniqués, et ils décident de se mettre en grève le 4 juillet 2023 et sont soutenus par la CGT. Près d'un an après, ils sont toujours en grève, et tiennent leur piquet devant la Halte-Saint-Jean qui a fermé.
Découvrez la mesure d'impact de l'enquête de StreetPress réalisée par Rembobine :
Le procès de cette affaire a eu lieu mi-juin, quel a été le verdict ?
Suite à une enquête préliminaire du procureur, les faits de traite des êtres humains n'ont pas été retenus. Les faits qui sont reprochés à Pierre Duponchel, le président, Anne Saingier, la directrice et Alexis Kotowski, le directeur de la communauté de Nieppe, sont donc les faits de travail dissimulé aggravé. Ils sont accusés de ne pas avoir respecté l'agrément Oacas comme l'ensemble des autres 121 communautés Emmaüs de France, pour ne pas payer les cotisations sociales, et de ne pas respecter les droits des compagnons qui ont pu être acquis avec ce décret de 2008. La procureure a, dans ses réquisitions, demandé pour Pierre Duponchel un an de prison avec sursis et 2 000 euros d'amende. Pour Anne Saingier, deux ans de prison avec sursis et 3 000 euros d'amende. Et pour Alexis Kotowski de Nieppe, 6 mois de sursis et 1 000 euros d'amende. Et pour tous, 5 ans d'interdiction d'activité salariée ou bénévole dans l'économie sociale et solidaire. Le délibéré sera rendu le 5 juillet prochain.
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