« Sur le Vieux-Port, la quasi-totalité des livreurs Uber m'explique que ce n'est pas leur compte »

Clara Martot Bacry et Julien Vinzent sont tous les deux journalistes à Marsactu. Lors de cette enquête, ils ont croisé le traitement de données et l’enquête de terrain pour comprendre le juteux business des faux comptes de livreurs Uber.

Timothée Vinchon
Timothée Vinchon


Clara Martot Bacry et Julien Vinzent sont tous les deux journalistes à Marsactu. Lors de cette enquête, ils ont croisé le traitement de données et l’enquête de terrain pour comprendre le juteux business des faux comptes de livreurs Uber Eats.

Pour Rembobine, ils reviennent sur l'intérêt de démultiplier une enquête au quatre coins de la France, l'exploitation de données ouvertes ou encore l'importance d'associer du terrain pour faire parler les bases de données.

Dans les rues de Marseille, “tu peux acheter un faux compte de livreur Uber pour 1000 euros”
“La France, c’est un pays qui aime les règles. Moi, je ne veux pas voler, braquer, ou vendre des cigarettes à Noailles. Mais si je veux travailler, je suis obligé de tricher parce que j’ai pas les papiers.” Karim, 28 ans, est avachi sur son scooter devant le Burger king de la place Castellane. Sans […]

Retrouvez l'enquête de Clara Martot Bacry et Julien Vinzent en accès libre sur Marsactu.

Salut à tous les deux, pouvez-vous nous raconter comment a démarré votre enquête ?  

Julien Vinzent — Ca démarre avec le collectif Data + Local dont Marsactu fait partie. Certains membres avaient repéré une étude, principalement sur la région Île-de-France, qui permettait de croiser les déclarations d'auto-entreprises de livraison et l'endroit où les livreurs se déclarent. Ce sont des données ouvertes et exploitables par tous. On s'est alors dit qu'il serait intéressant de reproduire cette analyse à l'échelle d'autres villes et territoires en France. Dans la plupart des autres rédactions, l'objectif est d'abord de comprendre la géographie sociale des livreurs, de quels quartiers ils viennent. On a fait cette exercice à Marseille.

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Mais en travaillant sur les données, je me suis rendu compte de trucs bizarres. Sur le Slack de coordination du projet, j'interroge les collègues : "Vous aussi vous avez des adresses d'immeubles avec des centaines de comptes ?". En fouillant encore, je me rends compte que tous ont été créés dans un intervalle de deux ou trois semaines. Il y aussi des noms absurdes, comme "Zlatan", Mourinho". On est donc face à des tonnes de comptes fictifs. Il fallait qu'on travaille sur ce sujet.

C’est là que le travail de terrain a été un vrai plus… 

Clara Martot Bacry — La particularité de Marseille, c'est que c'est l'une des seules grandes métropoles où il n'y a pas de collectifs de livreurs. Que ce soit des collectifs autonomes, comme le CLAP [Collectif des livreurs autonomes des plateformes, NDLR] à Paris ou des collectifs chapeautés par des syndicats qui sont ouverts à la question des auto-entrepreneurs comme la CGT à Grenoble. Du coup, quand tu cherches une parole du terrain, tu ne sais pas vers qui te tourner.

Paradoxalement, ces travailleurs ne sont pas du tout invisibles. Au contraire, ils sont partout. Et comme la rédaction est installée en plein centre de Marseille, on les voit à la "pause-déj" tous les midis, on les voit quand on rentre chez nous, tout le temps. Du coup, j'ai très simplement commencé à enquêter en tournant autour du bureau, devant le McDo, devant les snacks et restaurants du quartier, à parler avec les gens. Et en se posant un peu, on se rend vite compte du flux des commandes le midi... C'est un énorme business. Très vite, sur le Vieux-Port, la quasi-totalité des livreurs Uber m'explique que ce n'est pas leur compte. On pourrait se dire que c'est marrant comme processus d'enquête, parce que tout le monde pourrait s'arrêter dans la rue et parler cinq minutes avec des livreurs. Ce qui est dingue, c'est que personne ne le fait et que personne ne connaît la réalité de ces gens qui n'ont pas de papiers et qui ne peuvent donc pas travailler de manière légale.

Comment est-on passé à côté de ce problème ?

Clara Martot Bacry — C'est tellement banalisé qu'on ne le voit plus. Sur le terrain, je n'ai trouvé qu'un seul livreur qui m'a assuré avoir un vrai compte. En fait, ce sont des pans entiers de l'économie qui sont complètement parallèles au circuit que tout le monde connaît. C'est vraiment la vie de ces gens-là. Certains m'ont expliqué qu'avant, ils vendaient des cigarettes à Noailles ou faisaient des chantiers. La livraison, c'est devenu un métier de "travail au black" comme un autre, comme la sécurité, la plonge ou les chantiers.

En avez-vous parlé à vos collègues du collectif pour qu'iels regardent si le phénomène existe dans d'autres villes ? 

Julien Vinzent — La concentration d'adresses est arrivée assez vite dans la discussion avec le collectif, mais surtout comme un risque de biais statistique. Mais dans les autres villes, ça correspond plutôt à des centres de domiciliation ou à des organismes d'insertion sociale qui ont pignon sur rue, les Centres communaux d'action sociale (CCAS) ou les Missions locales. D'ailleurs, d'autres rédactions comme Nice-Matin font le choix de se concentrer sur ça. Il n'y a qu'à Marseille qu'on retrouve un tel phénomène massif de fraude aux faux comptes. Ca existe sans doute ailleurs, mais souvent à une échelle individuelle ou locale. Ici, certains se sont rendu compte de l'aspect lucratif et en ont fait un système d'exploitation des plus précaires.

Pour retrouver notre article dédié à la mesure d'impact de l'enquête de Marsactu sur les faux comptes Uber à Marseille, c'est par ici 👇

Faux comptes de livreurs Uber à Marseille : le business florissant de la précarité
Le média d’investigation Marsactu a révélé une fraude massive consistant à créer des faux comptes de livreurs Uber à Marseille. Des faux comptes qui sont pour une grande partie ensuite revendues ou louées à des travailleurs sans-papiers, toujours plus précarisés.

Que faire pour que ça change ?

Clara Martot Bacry — Ce qui est compliqué, c'est qu'on est face à un système qui s'appuie sur l'hypocrisie que les sans-papiers n'ont pas le droit de travailler. On pourrait imaginer qu'un boycott aurait un sens politique. Mais je me souviens, et c'est la chute de mon papier, d'un jeune à Marseille qui me dit "plus vous commandez, plus on a de travail". Il avait le sourire jusqu'à son casque de moto en m'expliquant que s'il ne faisait pas ça il vendrait des cigarettes ou de la drogue, et qu'il préférait donc largement la livraison. Je me rappelle aussi d'un avocat qui disait que ce système marche seulement si on contourne les règles.

Deliveroo, la lutte des courses
​​C’est une première en France. Du 8 au 16 mars 2022, trois anciens dirigeants de Deliveroo sont jugés pour « travail dissimulé ». En cause : le statut des livreurs, indépendants, mais seulement sur le papier. Entre les livreurs et les représentants de collectifs, « Les Jours » se frayent un chemin pour raconter cette nouvelle classe de travailleurs précaires.

En 2022, Clara avait suivi le procès de trois anciens dirigeants de Deliveroo, jugés pour « travail dissimulé ».

Julien Vinzent — Ça profite surtout bien à Uber. Certes, ils disent avoir des mesures de suppression, de repérage, etc. La question, c'est que font l’État et les responsables politiques pour que ça change. Chaque année, ce sont des centaines de millions d'euros par an qui manquent dans les caisses de l'URSSAF. On pourrait pointer du doigt les livreurs individuellement en disant que ce sont des fraudeurs, mais c'est trop facile de s'attaquer à ce bout de la chaîne. J'ai pour ma part hâte de voir ce que va donner le renversement amené par la loi qui vient d'être adoptée par le Parlement européen, où l'on intègre enfin une présomption de salariat.

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Timothée Vinchon Twitter

Rédacteur et cofondateur de Rembobine - Journaliste indépendant - Formateur en éducation populaire aux médias