"Le groupe Perenco, c'est le tiercé gagnant d'une enquête sur une entreprise"

Leïla Miñano et Maxence Peigné sont à l'origine des premières révélations sur Perenco. Grâce à leur travail et celui de leurs consœurs et confrères de Disclose et d'Investigate Europe, la lumière a été mise sur ce groupe discret aux pratiques discutables.

Cécile Massin
Cécile Massin

Journalistes d'investigation, Leïla Miñano et Maxence Peigné sont à l'origine des premières révélations sur le groupe Perenco. Deuxième plus gros groupe pétrolier en France, ce dernier opère dans quatorze pays et réalise plusieurs milliards de chiffre d'affaires.

Perenco files: Les secrets toxiques d’un géant du pétrole
Enquête sur les secrets d’un géant du pétrole et du gaz : pollution, paradis fiscaux et liens de pouvoir.

Pour lire en détails l'enquête des deux journalistes ⬆️

Sans surprise, son activité ne va pourtant pas sans son lot de catastrophes : atteintes à l'environnement, violations des droits humains ou encore dissimulation d'avoirs dans des paradis fiscaux font ainsi partie du tableau peu reluisant du groupe. Grâce à leur travail et à celui de leurs consœurs et confrères de Disclose et d'Investigate Europe, la lumière a été mise sur ce groupe discret aux pratiques plus que discutables.

Dans cette première édition de notre rubrique Coulisses de l'info, les deux journalistes indépendants reviennent pour Rembobine sur leur investigation et racontent la nécessité de travailler en collectif voire même en consortium de médias pour avoir les moyens d'enquêter et de démultiplier l'impact. Bonne lecture !

💥
Pour découvrir les répercussions de l'enquête publiée en novembre 2022 par les deux journalistes et leurs confrères, rendez-vous sur l'enquête d'impact ⬇️
Perenco files : révélations sur une compagnie pétrolière au-dessus des lois
Novembre 2022. Investigate Europe et ses différents partenaires, Disclose en France, Infolibre en Espagne ou Tag Spiegel en Allemagne publient une série d’articles et révèlent les secrets du groupe Perenco. Pollution, paradis fiscaux, liens de pouvoir...ce géant français du pétrole et du gaz, qui cu…

Salut ! Contrairement au géant Total, Perenco reste largement méconnu du grand public. Pourquoi vous y êtes-vous intéressés ?

Leïla Miñano Pour être tout à fait honnêtes, avant de démarrer notre enquête, ni Maxence [Peigné, NDLR] ni moi ne connaissions Perenco. C'est une source d'Investigate Europe (IE) qui nous a donné un tuyau sur ce groupe. Nous avons creusé ce tuyau, qui n'a finalement rien donné, mais ça nous a amené à explorer le fonctionnement de cette entreprise, qui, bien que numéro 2 du pétrole en France, était restée sous les radars. Ça peut paraître fou, mais c'est le hasard qui nous a amené à travailler sur ce sujet.

Maxence Peigné En commençant à enquêter, on s'est rendu compte qu'il y avait plein de sujets à fouiller. Le groupe Perenco, c'est un peu le tiercé gagnant d'une enquête sur une entreprise : il y a des histoires de paradis fiscaux, de la pollution, une famille secrète à la tête d'un immense groupe, une proximité avec certains gouvernements autocrates en Afrique ou avec certains gouvernements corrompus en Amérique latine, etc.

L'enquête a été initiée par IE, mais elle est le fruit d'une collaboration avec le média d'investigation Disclose en France. Elle se déroule également sur plusieurs pays, de la France au continent africain (République démocratique du Congo, Congo-Brazzaville, Gabon). Comment met-on en place une telle collaboration ?

Leïla Miñano IE est un consortium d'investigation, mais nous ne sommes pas un média et nous n'avons pas vocation à l'être. Nous publions nos papiers sur notre site, parce que nous avons notre propre communauté de lecteurs, mais notre caisse de résonance, ce sont nos médias partenaires dans toute l'Europe. Soit on leur donne les papiers clé en main, soit ils apportent leur contribution, comme cela a été le cas avec Disclose sur cette enquête. La plus-value, c'est d'avoir des sources et une compréhension fine du terrain que nous n'avons pas forcément.

Maxence Peigné — Comme dans toute bonne collaboration, on a travaillé de concert avec nos partenaires pour faire avancer le sujet. Pour le dossier sur le Congo-Brazzaville par exemple, qui impliquait la Norvège, on a travaillé avec nos équipes d'IE qui y sont présentes. Pour la République démocratique du Congo, ça s'est fait avec le “Environmental Investigative Forum” (EIF). Et une fois l'enquête prête, elle a été publiée en France, mais aussi en Espagne et en Italie.

Au début de l'enquête, un journaliste a reçu un mail d'intimidation de la part de Perenco. Comment gérez-vous cette pression ?

Maxence Peigné — Au moment où je l'ai reçu, on n'avait pas encore contacté Perenco. Sur ce type de sujets, on le fait généralement assez tardivement, car on sait qu'on n'en tirera rien en termes d'informations. En résumé, le mail disait qu'ils avaient appris qu'on se penchait sur l'entreprise, et qu'il ne fallait pas qu'on hésite si on avait des questions. C'est très “british” comme procédé, assez passif-agressif. Sur le moment, on était un peu sous le choc. J'ai répondu de façon très “british”, en assurant que quand on sortait des informations, on passait toujours pas une étape de confrontation, et qu'ils sauraient en temps et en heure ce qu'on avait à leur demander.

Leïla Miñano — Ces intimidations arrivent, mais comme pour tout journaliste, pour nous, l'essentiel est de protéger nos sources. On est surtout inquiets quand ils s'approchent d'elles.

Comme vous le disiez, Perenco est un groupe qui cultive l'opacité. Comment est-ce que vous l'expliquez et quelles difficultés est-ce que cela vous a posé pour enquêter ?

Leïla Miñano — Passer sous les radars est une stratégie de leur part. Le fondateur de Perenco, Hubert Perrodo, avait fait le choix de ne plus être coté en bourse, parce qu'il voulait qu'il n'y ait aucune publicité sur la comptabilité du groupe. Il ne répondait à aucune interview. Ils ne sont pas du tout dans la démonstration, au contraire. Et ça marche : ils sont le petit frère de Total et à part les spécialistes du secteur, personne ne les connaît.

Maxence Peigné — Comme la boîte n'est pas cotée en bourse, elle n'a quasiment aucun devoir de transparence. Pour nous, reconstituer la structure capitalistique de Perenco a été un parcours du combattant. En plus, il y a deux directions, une à Londres, une à Paris, avec des holdings aux Bahamas. Et là-bas, pour avoir des documents corporatifs, on peut toujours courir.

Malgré ces difficultés, vous avez néanmoins fait des découvertes majeures lors de cette enquête. Quelles sont celles qui vous ont le plus marqué ?

Maxence Peigné — L'épisode Agnès Pannier-Runacher [ministre de la Transition écologique, elle a dissimulé aux autorités l’existence d’une société familiale en lien avec Perenco, NDLR] n'était pas du tout prévu à la base. On est tombé par hasard sur un document et on s'est rendu compte que son père était un ancien de Perenco, qu'il avait monté une société obscure [baptisée Arjunem, NDLR] avec un apport d'investissements dans des paradis fiscaux où l'entreprise avait aussi des investissements. Quand on a vu ça, on s'est dit qu'en France, c'était une information importante et qu'il fallait la sortir en priorité.

Leïla Miñano — Une des plus belles réussites de l'enquête, c'est d'avoir mis la lumière sur ce groupe. Comment une entreprise franco-britannique multimilliardaire peut-elle payer si peu d'impôts dans les pays dans lesquelles elle est enregistrée, tout planquer dans des paradis fiscaux et que ça ne fasse aucun bruit ? C'est énorme quand même ! Aujourd'hui, grâce à ces premières enquêtes, ils ne peuvent plus se cacher. Nous sommes vigilants et très contents que des confrères et consœurs s'y intéressent à leur tour.

Maxence Peigné — Si Perenco était une grosse boîte cotée en bourse, ça aurait certainement fait encore plus de bruit. Même chose si les révélations avaient concerné une famille beaucoup plus connue, comme les Bettencourt ou les Arnault. Mais c'est loin d'être fini, d'autant que les enfants du fondateur sont encore jeunes. De notre côté, si on trouve une autre info, si on a une piste qui se débloque sur laquelle on n'avait jusqu'ici pas assez d'éléments pour publier, on ne s'empêchera pas de le faire, au contraire.

Vous pouvez suivre le travail de Leïla à travers ses publications sur les réseaux sociaux. Pour Maxence, n'hésitez pas à vous rendre sur son compte Twitter.

🏗️ Les coulisses de l'info

Cécile Massin

Rédactrice et cofondatrice de Rembobine - Journaliste indépendante