Paris illégaux et blanchiment : le foot amateur suisse dans la tourmente #47
Salut les Rembobineur·euses,
Ça y est, c'est la dernière newsletter de l'année, et on doit vous dire que ça nous fait un petit quelque chose. Il faut dire que depuis janvier, il s'en est passé des choses. En vrac, et dans le désordre : grâce à une bourse du Fonds pour une presse libre (FPL), on a pu embaucher notre premier salarié et lancer notre rubrique « l'impact en rédac » pour explorer la notion d'impact dans le journalisme, en partenariat avec Disclose. On a lancé nos comptes Instagram et Bluesky où, au total, vous êtes déjà plus de 2 500 à nous suivre (merci!). Avec Tim, on s'est rencontrés dans la vraie vie et ça, c'était pas rien. Et puis en parallèle, on a continué à faire ce qu'on sait faire de mieux : rembobiner l'actu, pour vous faire (re)découvrir plus d'une vingtaine d'enquêtes et mesurer leur impact.
De votre côté, vous avez été toujours plus nombreux·euses à nous suivre, alors merci ! Comme vous le savez sûrement, nous sommes un média entièrement indépendant. Face à Bolloré et consort, notre plus grand force, c'est vous, lecteurs et lectrices : que vous parliez de nous autour de vous, et que vous nous fassiez part de conseils, interrogations, pistes de réflexion, alors n'hésitez pas, nous sommes toute ouïe !
L'année 2025 s'annonce au moins aussi riche que celle qui vient de s'écouler, et on vous en dit plus très vite. D'ici là, on vous laisse découvrir la dernière enquête de l'année, une enquête signée Patrick Oberli, qui décortique comment des paris truqués lors de matchs de football au fin fond de villages suisses peuvent servir à du blanchiment d'argent...
Bon rembobinage & bonnes fêtes,
Cécile, avec Timothée, Simon et Arno
⏳ Comprendre l'enquête en 30 secondes
→ Alors que c'est interdit par la loi, des « scouts » (ou fournisseurs de données) écument les stades suisses pour permettre de parier en direct sur des matchs très peu regardés (des matchs juniors ou de 5e division) et ce depuis n'importe quel pays.
→ Ces paris, proposés sur des sites illégaux au niveau mondial, sont très peu scrutés, étant donné qu'ils concernent des matchs qui n'intéressent que très peu le grand public. Ils peuvent pourtant permettre à des organisations mafieuses de réussir à blanchir leur argent.
💥 Et son impact en encore moins de temps !
→ Malgré les risques de blanchissement d'argent, ni les autorités politiques ni l'Association suisse de football (ASF) n'ont pris le problème suffisamment au sérieux.
→ Le journaliste a par contre reçu de nombreux messages de citoyens et journalistes inquiets de la situation. Dans leurs pays respectifs, de l'Ukraine à l'Amérique latine, certain·es ont d'ailleurs vu des ressemblances frappantes avec la Suisse.
Quand des paris illégaux sur des matchs de foot à priori anodins peuvent servir à des organisations mafieuses
Si on vous dit paris sportifs, vous devez sûrement penser aux paris qu'on peut faire lors de grands matchs de foot comme la Ligue 1, la Ligue des champions ou encore l'Euro. Peu de chance que votre esprit s'aventure jusqu'aux matchs de foot joués devant quelques dizaines de spectateurs seulement dans des petits villages suisses. Et pourtant...
Dans ces stades suisses, alors que c'est interdit, des « scouts » (ou fournisseurs de données) transmettent les phases de jeu en direct pour permettre à des sites de paris tels que 22bet, SBOBet ou 1xBet de proposer de parier sur ces matchs en direct et ce depuis n'importe quel pays, révèle Patrick Oberli, journaliste pour la cellule enquête du groupe de presse Tamedia. Il s'est rendu dans des petits stades comme celui de Saint-Prex, observant discrètement ces individus qui, équipés de smartphones et d'un logiciel dédié, transmettaient en temps réel les phases de jeu.
Ces données permettent au monde entier de placer des paris en direct (ou live betting) sur des matchs de foot très peu prisés du grand public : des matchs juniors (où une grande partie des joueurs sont mineurs) ou des matchs de la 5e division (où les joueurs sont non professionnels). Quel intérêt y-a-t-il à parier sur des matchs aussi peut regardés ?
La réponse est simple, explique Patrick Oberli : en pariant sur des matchs qui passent généralement en dehors des radars de surveillance, des organisations mafieuses peuvent réussir à gagner leurs paris (truqués) et ainsi blanchir leur argent sale. En Suisse, des matchs mineurs, très peu regardés, risquent alors de devenir un outil puissant au service du blanchiment d'argent. De quoi faire scandale, alerter les autorités suisses ? Loin de là, regrette Patrick Oberli, qui déplore le manque de réactivité tant des autorités politiques que de l'Association suisse de football (ASF).
Seuls deux opérateurs, Swisslos et la Loterie Romande, sont autorisés à proposer des paris sportifs sur le territoire national. Ces plateformes de paris ne sont pour autant pas illégale partout. Créée en Russie, 22bet ou 1xBet appartiennent à 1XCorp Group, qui génère au moins 10 milliards de dollars par an. Le siège est aujourd’hui à Chypre, elle appartient à trois ressortissants russes un temps recherchés par Interpol après que les autorités russes ont décidé de les poursuivre pour jeux d’argent illégaux.
La loi suisse sur les jeux d’argent (LJAr) interdit en outre explicitement les paris sur des compétitions jugées à risque, comme les matchs de ligues amateurs ou juniors, en raison du danger élevé de manipulations. La collecte de données permettant d’offrir des paris illégaux pourrait être assimilée à une complicité de ces infractions, passible de sanctions pénales allant jusqu’à 100 000 francs d’amende et cinq ans de prison.
💥 En quête d'impact
Un an après la publication de l'enquête de Patrick Oberli pour le groupe de presse suisse Tamedia, des mesures ont-elles été prises pour lutter contre ces paris illégaux ? Des poursuites ont-elles été engagées contre les « scouts » qui écument les stades de foot ? Les supporters de foot suisses se sont-ils emparés du sujet ?
Rembobine vous propose de découvrir l'impact de l'enquête, d'après une méthodologie inspirée du média d'investigation Disclose et de son rapport d'impact. Rendez-vous sur le site pour comprendre ce qui peut être inclus dans ce tableau.
→ Les autorités politiques n'ont pas réagi à la publication de l'enquête. « Elles savent que ce problème existe, mais la plupart du temps, les politiciens n'y comprennent rien, regrette Patrick Oberli, et comme ça ne fait pas de mort, et que les sites de paris sont à Manille ou à Singapour, ils se disent que c'est pas leur problème ».
→ Au moment de l'enquête, l'Association suisse de football (ASF) avait, elle, assuré qu'elle exigerait la surveillance de certains matchs, afin de lutter contre les paris illégaux, et qu'elle informerait certains clubs du problème. « Quelques mois après la parution de l'enquête, j'ai demandé à l'Association où ça en était, mais je n'ai eu aucune réponse, déplore Patrick Oberli. Ensuite, je suis allé voir les clubs qui auraient dû être informés et ils m'ont dit qu'ils n'avaient pas reçu d'infos. »
→ L'enquête de Patrick Oberli a été publiée dans différents titres de presse du groupe Tamedia, parmi lesquels SonntagsZeitung et Le Matin Dimanche.
→ D'après le journaliste, l'enquête a également été reprise en Norvège « où ils sont très attentifs au sujet ».
→ Un entraîneur, que Patrick Oberli avait été voir dans le cadre de son enquête, a été licencié après la parution de l'article. « Par contre, est-ce que c'est une conséquence directe de l'article ? C'est difficile à savoir, insiste Patrick Oberli. Ce qui est sûr, c'est que le licenciement de cet entraîneur n'a pas suscité beaucoup de réaction. C'est un tout petit club, ça n'intéresse pas. »
→ Suite à la publication de l'enquête, Patrick Oberli a « reçu des messages de personnes de l'étranger, comme en Ukraine, en Angleterre ou en Amérique du Sud » qui lui ont dit « avoir lu l'article » et expliqué « rencontrer le même problème chez eux ». Ces messages provenaient autant de citoyens que de journalistes ou consultants en éthique qui travaillent sur le sujet. « Parmi les journalistes, on n'est pas des mille et des cents à enquêter sur le sujet », souligne Patrick Oberli.
Les coulisses de l'enquête 🕵️♀️
Économiste de formation, Patrick Oberli a opté pour la casquette de journaliste il y a une trentaine d'années. Il s'est spécialisé sur le sport, mais pas tout à fait pour devenir journaliste sportif tel qu'on se l'imagine. Lui s'est spécialisé sur le « para sportif ». Comprendre : les problèmes de corruption ou de traite de joueurs dans le milieu sportif, ainsi que les manipulations de matchs en lien avec l'industrie des paris, entre autres.
Il travaille aujourd'hui pour la cellule enquête du groupe de presse Tamedia, pour lequel il a signé cette enquête. Pour Rembobine, il revient sur le travail d'investigation dans le monde du sport, les stratégies des organisations criminelles et la responsabilité des autorités politiques face aux risques de blanchiment d'argent.
Des ressources pour mieux suivre le sujet ? 🧰
Les coulisses du foot vous intéressent ? Patrick Oberli vous conseille d'aller regarder du côté du site Josimar, la « référence toute catégorie pour voir ce qu'il se passe derrière les projecteurs des stades de foot », assure-t-il. Le site, qui constitue la seule plateforme médiatique consacrée uniquement au journalisme d'investigation sur le football, propose notamment des enquêtes à l'international sur « le côté le plus sombre du sport le plus populaire de la planète ».
De notre côté, on vous invite à regarder « Comment la mafia truque le foot », un documentaire de Fulvio Bernasconi sur une enquête de Patrick Oberli, qui décrypte les paris sportifs truqués en marge du coup d'envoi de l'Euro 2012. Initialement coproduit par Arte, le documentaire est accessible gratuitement sur YouTube.
Toujours sur le foot et ses coulisses, vous pouvez également vous replonger dans l'un de nos anciens épisodes d'En quête d'impact dédié à l'enquête de Yann Philippin - journaliste au service enquêtes de Mediapart - sur la corruption au moment de l'attribution du Mondial au Qatar.
Last but not least, et parce qu'on a une petite passion assumée pour Arte Radio, on vous invite à découvrir la série de podcast « Comme un pied » qui suit les aventures d'un jeune joueur de football venu du Sénégal. Une comédie d'amour et de crampons qui a reçu le Prix Europa 2011 et le Prix Italia 2012 du meilleur feuilleton radio.
Lecteur·rices, citoyen·nes...Vous avez le pouvoir de renforcer l'impact du travail des journalistes !
1. Diffusez l'article et l'enquête d'impact via vos réseaux sociaux, auprès de vos ami·es et famille pour les sensibiliser aux enjeux de la corruption dans le milieu du football.
2. Soyez attentif·ves à tous les « à-côtés » de la vie de vos clubs de foot préférés.
3. Interpellez vos élu·es pour leur demander de se positionner sur la lutte contre le blanchiment d'argent.
Merci d’avoir pris le temps de lire notre newsletter et de suivre nos enquêtes d'impact. N’hésitez pas à parler de Rembobine autour de vous et à partager nos articles. Ensemble, continuons à faire bouger les lignes ! À très vite sur Bluesky, Instagram et LinkedIn, et à l'année prochaine !
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