
« On voyait tout à coup une implication directe, chez nous, à Marseille, de cette guerre qui peut paraître lointaine pour beaucoup »
Nina Hubinet est journaliste indépendante basée à Marseille. Elle a notamment été en charge - pour le média local d'investigation Marsactu - de l'enquête sur la livraison à Israël de 100 000 maillons de cartouches pour fusils mitrailleurs, fabriqués par l’entreprise Eurolinks.
Dans son interview pour Rembobine, elle revient sur le travail de vérification des faits qui lui ont été rapportés, de l'importance de voir la presse locale s'emparer du sujet et la satisfaction de voir la société civile donner de l'écho jusqu'à aujourd'hui à ces révélations.
Salut Nina, peux-tu nous raconter comment l’enquête s’est déroulée ?
Ça a démarré avec la réception d'une photo montrant un colis de maillons pour fusil-mitrailleurs, destiné à une entreprise israélienne d'armement, IMi Systems. Datée du 23 octobre 2023, elle provenait de la société Eurolinks située à Château-Gombert, à Marseille, et le bordereau indiquait que ces pièces devaient être expédiées vers une ville au nord de Tel-Aviv. Elle constituait une première preuve tangible, avec le témoignage de la personne qui l'avait prise. Nous avons vérifié ces informations, enquêté, avant d'envoyer, 24 heures avant la publication, nos questions au ministère des Armées et à l’entreprise Eurolinks, qui étaient mis en cause.
Nous nous sommes demandé s'il fallait trouver d'autres témoins au sein de l'entreprise, mais cela risquait d'alerter en interne avant la publication des articles. Nous avons donc consolidé notre information autrement, en recherchant notamment les itinéraires potentiels des bateaux transportant ces marchandises et en confrontant les avis de nombreux spécialistes de l’armement israélien. La publication par Marsactu et Disclose a permis que l’enquête ait un impact au niveau local et international.

Mais quelques heures après la publication, le ministre des Armées - qui n’avait pas répondu à nos questions - affirme que ces maillons sont destinés à entrer dans la composition d’armes produites en Israël pour être ensuite ré-exportées. On a alors dû se remobiliser : tout notre travail à partir de là a consisté à vérifier s’il était possible de tracer les maillons au sein des usines d’armement israélienne, et s’il y avait des contrôles de la part de la France. Personne n’a su nous affirmer avec certitude que l’armée israélienne n'utilisait pas des armes contenant ces maillons français. Chez Eurolinks, on nous a même dit que le dernier contrôle par les services de l’ambassade de France en Israël datait de plusieurs années…
Vous êtes journaliste indépendante, installée à Marseille. Cela vous a-t-il surpris qu’une entreprise de munitions mêlée au conflit israélo-palestinien soit installée à deux pas de chez vous ?
A l’origine, je ne travaille pas sur les questions d'armement, j’enquête surtout sur les sujets environnementaux [Nina a notamment publié une enquête sur la pollution illégale d’ArcelorMittal, déjà pour Disclose avec Ariane Lavrilleux]. Du coup, je n’avais pas recensé précisément les producteurs d’armes dans la région ni ceux qui étaient susceptibles d’exporter vers Israël. Mais ayant longtemps travaillé dans le monde arabe, comme correspondante en Égypte notamment, je suivais ce qui se passait en Israël et à Gaza depuis le 7 octobre 2023, et les réactions en France. À Marseille, il y avait des manifestations de solidarité avec les Gazaouis chaque semaine. J'avais aussi repéré les actions de Stop Arming Israël devant des entreprises d’armement en région parisienne. Mais je n’avais pas conscience qu’il y avait cette entreprise-là ici. C’est vrai qu’en découvrant cela, j’ai été surprise. On voyait tout à coup une implication directe, chez nous, à Marseille, de cette guerre qui peut paraître lointaine pour beaucoup de gens. Et ça permettait de mettre le doigt sur la complicité probable de la France dans les crimes de guerre israéliens, alors que la Cour internationale de justice avait pointé le “risque plausible” de génocide à Gaza deux mois plus tôt, en janvier 2024.

As-tu été surprise par l’ampleur de la mobilisation citoyenne ? Qu’est-ce que ça apporte en termes d’impact ?
Quand on sort l’article, il y a tout de suite une forte réaction : une coalition de 25 associations, partis et syndicats s’était déjà constituée pour lutter contre l’industrie de l’armement dans les Bouches-du-Rhône, et la mobilisation est immédiate. L’article est publié le 25 mars, et dès le 1er avril, il y a une manifestation de 400 personnes devant l’usine d’Eurolinks. Ça montre que l’info est tombée dans un terrain déjà fertile, avec un collectif qui cherchait justement des preuves concrètes pour alimenter leur lutte. Ce qui m’a marquée, c’est que les militants se sont appropriés l’enquête. Ils citaient nos articles dans leurs prises de parole.
Et puis cette mobilisation n'a pas été qu’un simple ‘one-shot’. Le collectif a fait de nouvelles manifestations en janvier et mars 2025, et a continué à interroger les salariés, à poser des questions à la direction. Ils ont demandé une déclaration officielle sur l’arrêt des exportations, que l’entreprise n’a pas fournie jusqu’à aujourd’hui. Toutes ces actions prolongent l’impact de l’enquête bien au-delà de sa publication.
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