Usage abusif des psychotropes dans les centres de rétention en Italie : « C'est un fait très connu mais personne n’avait de réelles preuves »

En mai 2023, les médias Altreconomia (Italie) et Inkyfada (Tunisie) publient une enquête sur des migrants mis sous sédatifs sans leur consentement dans plusieurs centres de rétention à travers l'Italie. Lorenzo Figoni, co-auteur de l’enquête, répond à nos questions sur les coulisses de leur enquête.

Bessma Sikouk
Bessma Sikouk


En mai 2023, les médias Altreconomia (Italie) et Inkyfada (Tunisie) publient en collaboration une enquête sur des migrants mis sous sédatifs sans leur consentement dans plusieurs centres de rétention de rapatriement à travers l'Italie.

Lorenzo Figoni, conseiller politique en matière de migration pour l'ONG ActionAid Italia et co-auteur de l’enquête avec le journaliste Luca Rondi, a accepté de répondre aux questions de Rembobine sur les coulisses de leur enquête. Il revient sur la procédure qui a permis d'obtenir des preuves sur une pratique qui a lieu depuis des années et l'importance de collaborer avec un média tunisien.

Bonjour Lorenzo, comment vous est venue l’idée de travailler sur ce sujet ? 

Lorenzo Figoni — Depuis le début de la détention des immigrés en Italie en 1998, des avocats et des organisations de la société civile comme Médecins sans frontières dénoncent l'usage abusif des psychotropes dans les centres de rétention. C'est un fait très connu mais personne n’avait de réelles preuves. Nous avons donc décidé de travailler sur ce sujet afin de trouver une façon d’obtenir des preuves justement. 

Enquête | Des migrants enfermés sous sédatifs dans les centres d’expulsion en Italie
Avant d’être expulsés d’Italie, les migrants - dont de nombreux Tunisiens - passent par une période de détention administrative dans des Centres de permanence pour les rapatriements (CPR). Là-bas, ils seraient drogués et “gardés tranquilles”, grâce à des psychotropes. Une enquête menée par Altreconomia, en collaboration avec inkyfada.

On vous conseille très vivement de lire l'enquête sur le site d'Inkyfada. Au-delà de comprendre ce phénomène en détails, vous découvrirez l'un des plus beaux sites parmi les médias francophones.

Comment avez-vous fait pour obtenir ces preuves ?

Lorenzo Figoni — Nous avons utilisé le FOIA (Freedom of Information Act). C’est à dire la possibilité qu’ont les citoyen·nes italien·nes d’exercer un contrôle démocratique en demandant, s’ils le souhaitent, d’avoir accès aux documents administratifs des institutions. C'est l’équivalent de la CADA (commission d’accès aux documents administratifs) en France. Les institutions ont ensuite le devoir de vous envoyer ces informations. Bien sûr, il y a toutes sortes de limites. Par exemple, nous voulions avoir accès aux prescriptions des psychotropes, mais nous nous doutions que ce serait impossible en raison de la protection des informations confidentielles sur l’état de santé des patients. 

Nous avons donc eu pour idée de leur demander de nous fournir les factures des commandes de médicaments et nous les avons obtenues. C’est ainsi que nous avons découvert que dans de nombreux centres de rétention, d’énormes quantités de médicaments psychotropes sont achetés puis administrés à des migrants sans leur consentement. Le cas le plus impressionnant est celui de Milan, durant cinq mois, d’octobre 2021 à février 2022, 64% des médicaments achetés étaient des psychotropes comme des sédatifs ou des anxiolytiques. Nous nous sommes alors demandés comment ces médicaments avaient été prescrits. Nous avons appris qu’il y avait eu sur ces cinq mois seulement huit visites psychiatriques, ce qui dénote avec les achats importants de médicaments psycholeptiques enregistrés. 

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Pour retrouver notre article dédié à la mesure d'impact de l'enquête d'Inkyfada et Altreconomia sur des migrants mis sous sédatifs sans leur consentement dans plusieurs centres de rétention à travers l'Italie, c'est par ici 👇
En Italie, des migrants drogués et “gardés tranquilles”, grâce à des psychotropes
Administrer des psycholeptiques à des personnes sans leur consentement peut paraître impensable et pourtant, c’est bien ce qui se passe dans des centres d’expulsion en Italie, comme l’a révélé le magazine italien Altreconomia en collaboration avec le média tunisien Inkyfada.

De quelle manière l’enquête a-t-elle été financée et pourquoi cette collaboration avec Inkyfada ? 

Lorenzo Figoni — C’est le magazine italien Altreconomia qui a financé l’enquête au départ. Ensuite, Arianna Poletti, collaboratrice du média tunisien, nous a proposé de traduire notre enquête en français et en arabe puisque le sujet entrait parfaitement dans leur ligne éditoriale : une grande partie des migrants détenus dans ces centres italiens sont Tunisien·nes. 

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Inkyfada est un média tunisien créé en 2004 qui couvre des sujets d’utilité publique pour les Tunisiens et leurs diasporas. Les articles publiés le sont en français et en arabe et certains aussi en anglais.

Pourquoi avoir décidé de collaborer avec Luca Rodi ? 

Lorenzo Figoni — Je travaillais seul sur cette question en me concentrant sur le centre de Milan. J’avais trouvé toutes les informations et toutes les données pour comprendre l’usage abusif des médicaments sédatifs sur les migrant·es dans les centres. Mais je ne suis pas journaliste. Je suis conseiller politique dans une ONG et je ne savais pas quoi faire de toutes ces données que j’avais récoltées. Un jour, j’ai parlé avec un médecin expert des centres de détentions des migrant·es du point de vue de la santé et il m’a dit “sais-tu qu’il y a un journaliste qui travaille sur le même sujet que toi, mais qui n’arrive pas à trouver des données ?”. Nous avons donc décidé de rassembler nos forces et de travailler ensemble. 

Envisagez-vous de continuer à travailler sur ce sujet ? 

Lorenzo Figoni — Nous continuons à suivre le sujet, nous aimerions couvrir les centres que nous n’avons pas encore pu faire et certains ne nous ont jamais fourni les documents demandés. De plus nous allons bientôt publier une enquête sur la gestion des centres de rétention et comment des entreprises privées gagnent des appels d’offre en promettant la mise en place de projets (comme des clubs de lecture, des soirées cinéma, etc) qu’elles ne mettront finalement jamais en place.

🏗️ Les coulisses de l'info

Bessma Sikouk

Journaliste indépendante et rédactrice