« Ces matchs de foot avec dix personnes à peine dans les gradins sont un instrument énorme de blanchiment d'argent »
Dans son enquête sur les paris illégaux dans les ligues mineures du football suisse, Patrick Oberli a mis en évidence les problèmes de corruption et de blanchiment d'argent que le manque de contrôle pouvait entrainer. Pour Rembobine, il revient sur son travail d'investigation en milieu sportif.
Économiste de formation, Patrick Oberli a opté pour la casquette de journaliste il y a une trentaine d'années. Il s'est spécialisé sur le sport, mais pas tout à fait pour devenir journaliste sportif tel qu'on se l'imagine. Lui s'est spécialisé sur le « para sportif ». Comprendre : les problèmes de corruption ou de traite de joueurs dans le milieu sportif, ainsi que les manipulations de matchs en lien avec l'industrie des paris, entre autres. Il travaille aujourd'hui pour la cellule enquête du groupe de presse Tamedia, pour lequel il a signé l'enquête Le monde entier peut parier en direct sur des juniors ou la 5e division suisse.
Pour Rembobine, il revient sur le travail d'enquête dans le milieu sportif, les stratégies des organisations criminelles et la responsabilité des autorités politiques face aux risques de blanchiment d'argent.
Bonjour Patrick. Pourquoi vous êtes-vous intéressé au « para-sportif », à ce qui se trame dans les coulisses du monde sportif, loin des strass et des paillettes ?
J'ai toujours été passionné de foot. En 2007, en Europe, il y a eu le scandale de Bochum : la police avait mis à jour un réseau mondial de paris truqués sur des matchs de football dans toute l'Europe. Ceux qui truquaient les matchs étaient en Europe, mais aussi à Singapour et en Chine, et il y avait des matchs de tous niveaux ! Ça m'avait interpellé, donc j'avais commencé à me renseigner sur le sujet. J'ai écrit quelques articles puis j'ai été approché par la télévision suisse et Arte pour faire un documentaire sur le sujet. C'est comme ça qu'en 2012, on a sorti un 52mn intitulé Comment la mafia truque le foot. Je n'ai plus jamais arrêté de travailler sur le sujet. Il faut dire aussi que l'un de mes enfants joue au football. C'est aussi un peu pour ça que depuis quinze ans, je suis tombé dans la marmite des coulisses du football : je voulais savoir où il allait atterrir.
Dans votre enquête parue l'année dernière, vous vous intéressez à des matchs à priori très peu regardés en Suisse, sur lesquels sont faits des paris illégaux. Pourquoi vous intéresser à ces matchs ?
Justement, c'est parce qu'ils sont très peu suivis qu'ils deviennent un terrain idéal pour les paris illégaux. Dans les ligues mineures comme la 5e division, les joueurs sont parfois des professionnels qui n'ont pas percé ou qui se retrouvent sans emploi après avoir tout misé sur leur carrière sportive. Ces joueurs, souvent en difficulté financière, peuvent être facilement influencés. Par exemple, on leur propose 2000 euros pour se faire expulser au prochain match.
Pour les groupes criminels, ces matchs sont une opportunité parfaite : ils manipulent le déroulement du jeu et parient ensuite sur les résultats truqués, transformant ainsi leurs fonds d’origine douteuse en gains « propres ». C’est ce qui rend ces pratiques particulièrement perverses. Ces matchs de foot avec dix personnes à peine dans les gradins sont un instrument idéal pour le blanchiment d'argent. Et pour ceux qui orchestrent ces manipulations, c’est une manière d’accroître leurs profits sans tuer personne.
Qu'en est-il de ces joueurs qui acceptent de truquer les matchs ?
On voit souvent les joueurs comme des fautifs, parce qu'ils auront accepté de truquer un match en échange d'une certaine somme d'argent, mais très souvent, ces joueurs sont surtout les victimes du système. Ils sont dans des situations économiques précaires et n'ont pas toujours connaissance de ce qu'ils ont ou non le droit de faire... Pour eux, les sanctions peuvent être très lourdes. Si on découvre qu'ils ont truqué des matchs, ils peuvent perdre toute leur carrière. Comme pour la drogue, on limiterait les risques en faisant une prévention plus sérieuse, mais malheureusement, ce n'est pas le cas.
En Suisse, des mesures sont-elles prises pour lutter contre ces paris illégaux ?
Ce qui me désole c'est qu'en dehors du monde professionnel, rien n'est fait pour surveiller les paris et voir si, par exemple, il y aurait des variations suspectes. Dans le cadre de l'enquête, j'ai voulu savoir ce que l'Association suisse de football (ASF) mettait en place comme surveillance. Pendant l'enquête, je les ai informés de la situation, ils m'ont remercié et ils m'ont dit qu'ils allaient faire une information pour dire à leurs joueurs qu'il fallait absolument faire attention et être vigilant si quelqu'un cherchait à les soudoyer dans le but de truquer un match.
Quatre mois après la publication, j'ai recontacté l'Association et je n'ai pas eu de retour. Je suis allé dans les clubs concernés pour voir si on leur avait passé le mot et aucun des clubs ne m'a dit avoir été informé. Honnêtement, ça fait dix ans que j'ai l'impression que tout le monde s'en fout.
De leur côté, comment réagissent les autorités politiques ?
Elles savent que ce problème existe, mais la plupart du temps, les politicien·nes n'y comprennent rien et comme ça ne fait pas de morts, et que les sites sont à Manille, Chypre ou Singapour, ils se disent que ce n'est pas leur problème. Ils ne comprennent pas que derrière des paris sur des matchs qui ont lieu dans des villages de quelques milliers d'habitant·es, c'est de blanchissement d'argent dont il s'agit. Et encore une fois, ça ne fait pas de morts, cela n'est pas une priorité... Du coup, personne n'enquête.
Face à ce constat amer, comment envisagez-vous la suite ?
Je vais continuer à suivre le sujet. C'est décourageant que ça n'intéresse pas les autorités, mais je ne vais pas m'arrêter. Parfois, je me dis que le seul moyen pour que les choses bougent, ce serait qu'il y ait un vrai gros scandale. Comme ça, on pourrait faire bouger les choses pour trois ou quatre ans, jusqu'à ce que le sujet retombe et que les gens oublient à nouveau, parce que c'est malheureusement le cas... Quand je sors un papier, les gens sont interloqués et puis le week-end d'après arrive un match qui les intéresse et tout le monde a déjà oublié. Le foot est un loisir, c'est trop dur de se dire que tout ce qu'on voit est peut-être truqué, alors on ferme les yeux.
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