
« Les infractions au droit du travail passent souvent après les autres »
Pierre Lemerle est journaliste à Rue89 Lyon. Il a coécrit avec Franck Verjus l’enquête sur les dénis de justice face aux abus des patrons, révélant que 75 % des procès-verbaux transmis par l’inspection du travail au parquet de Lyon sont classés sans suite ou laissés sans réponse connue.
Pour Rembobine, il revient sur les coulisses de son enquête, appuyée sur un document interne obtenu difficilement, sur la manière dont la justice hiérarchise ses priorités, et sur un impact institutionnel aussi paradoxal que révélateur.
Salut Pierre, peux-tu nous raconter comment vous avez réalisé cette enquête ?
Je travaille beaucoup sur les sujets liés au travail. Ils sont souvent techniques et juridiques mais sont selon moi essentiels pour la société. À la base de cette enquête, nous avons mis la main sur un tableau que la Direction Départementale de l'Emploi, du Travail et des Solidartiés (DDETS) utilisait pour suivre les suites judiciaires des procès-verbaux (PV) qu’ils transmettaient au parquet. Ca n'a pas été facile de récupérer et de travailler sur ce document. L'un des délégués syndicaux a témoigné sous pseudonyme, car il craignait que son témoignage abîme ses relations avec le parquet et complexifie encore les suites des PV qu'il suit.
On a pris le temps d'analyser ces données et de le croiser avec d’autres sources. On a par exemple obtenu les chiffres d'une sorte d'observatoire fait par les syndicats à partir de ces mêmes données. Recoupant ce que nous avions, leur observatoire montrait que le parquet de Lyon était "champion" dans sa catégorie avec 75 % des PV de l’inspection du travail classés sans suite ou avec des suites inconnues. On a dû faire relire les verbatims aux syndicats, car chaque mot était pesé pour eux. Et parfois, on leur expliquait que certaines phrases n’étaient pas compréhensibles pour le lecteur lambda. On voulait que ce soit clair, accessible, même si ça parlait de droit, de pénal, de civil… Le but c’était que les gens comprennent ce qu’il se passe réellement.
L'enquête en accès libre, généreusement offerte par la rédaction de Rue89 Lyon.
Vous mettez en lumière un taux impressionnant de classements sans suite. Qu’est-ce que ça dit, selon toi, du fonctionnement réel de la justice en France ?
Il y a clairement un énorme manque de moyens, qui fait que la justice ne peut pas traiter les dossiers. Mais c’est aussi une question de priorisation politique. Les infractions au droit du travail passent souvent après les autres. On voit bien que le parquet de Lyon n'est pas du tout communiquant sur ce sujet et l'est beaucoup plus lorsqu'il s'agit de féliciter ses équipes sur les questions de sécurité ou de lutte contre la délinquance.
Il y a peut-être aussi cet inconscient du “patron crée de l’emploi”, qu’il ne faut pas trop le bousculer et encore moins condamner… Et donc, même quand un inspecteur relève des infractions graves, ça n’aboutit à rien ou à pas grand chose. Pour les salariés, c’est terrible. Ils se disent : même quand je suis dans mon bon droit, même quand l’État constate une faute, rien ne se passe. Et pour les employeurs, clairement, ils ne sont pas réellement poussé à respecter le droit du travail.
Un an après la parution, comment juges-tu l'impact de l'enquête ?
L’impact a été un peu paradoxal. Aucun institution n'a d'abord souhaité réagir dans notre papier. Il y a eu une réaction directe, mais pas celle qu’on espérait. On s'est rendu compte que le fameux tableau interne qui suivait ce que devenaient les PV transmis au parquet a été supprimé par la DDETS. La seule réponse institutionnelle, ça a été d’enlever l’outil de mesure. Cela nous a permis de faire un complément d'enquête pour informer le public. Et pour le coup, ce second papier a forcé l'institution à réagir enfin, à remettre en place des outils et à s'engager sur des actions à mettre en place.

Retrouvez notre mesure d'impact de l'enquête de Rue89 Lyon
Même si le manque d'impact est parfois frustrant, ça fait partie du jeu. Il faut continuer à écrire et à suivre ces sujets. On sait que souvent, ça ne bouge pas tout de suite, mais ça peut laisser une trace. Là, on voit qu’il y a quand même eu une réaction. Maladroite, certes, mais c'est en accumulant ces pressions qu’on peut espérer un vrai changement. C’est aussi ça, le boulot des médias.
Rembobine, le média qui lutte contre l'obsolescence de l'info Bulletin
Inscrivez-vous à la newsletter pour recevoir les dernières mises à jour dans votre boîte de réception.