
« Je documente ces violences pour qu'on ne puisse pas dire qu'on ne savait pas »
Journaliste indépendante, Cécile Debarge a écrit pour Mediapart les deux premiers volets d'une enquête en 4 épisodes consacrée aux violences sexuelles dans le domaine de la santé. Un sujet encore tabou que la journaliste refuse de reléguer au simple rang de « faits divers ».
Dans son interview pour Rembobine, elle revient sur sa collaboration avec des journalistes basées à l'étranger, la méthodologie à adopter pour quantifier les violences sexuelles et les freins pour faire avancer la protection des victimes.
Bonjour Cécile. Comment avez-vous commencé à enquêter sur le sujet des violences sexuelles dans le milieu de la santé ?
Pendant le premier confinement, la journaliste allemande Juliane Löffler a fait une enquête sur un ponte de la médecine spécialiste du VIH à Berlin. Elle a recueilli de très nombreux témoignages d'hommes qui racontaient avoir subi des agressions sexuelles et des viols. En parallèle, en Croatie, la journaliste Jelena Protric a elle aussi travaillé sur le sujet des violences sexuelles dans le milieu de la santé. Elle m'a contactée et à partir de là, on s'est demandé si en France, il pouvait y avoir des cas de violences similaires. C'est une question à laquelle, intuitivement, on a tou·s·tes un peu la réponse, mais l'enjeu était de réussir à quantifier le phénomène, afin de montrer que ces violences ne sont pas un cas isolé.

Comment avez-vous procédé pour quantifier ces violences ?
Déjà, en France, on a la chance que l'Ordre des médecins publie sur son site les décisions disciplinaires rendues en appel. Ces données comprennent des biais, car elles ne concernent que les décisions qui ont fait l'objet d'un appel, mais ça permet déjà de se faire une première idée. Dans ces décisions, il existe une catégorie intitulée « connotation sexuelle ». Ce sont ces données que j'ai analysées. De 2014 à 2021, j'ai trouvé 86 cas de violences sexuelles perpétrées par des professionnels de santé à l'encontre de leurs patientes. Quantifier ces violences a permis d'avoir une base de travail tangible et de contrer les arguments de ceux qui disent qu'il s'agit simplement de quelques cas isolés ou encore de patientes qui seraient tombées amoureuses de leur médecin comme on l'entend parfois...
Vous avez également croisé ces données avec des articles de presse.
Oui. Ce qui était intéressant, c'est que ces articles montrent bien la multiplicité des victimes par auteurs. Alors que les sanctions disciplinaires concernent des cas singuliers, dans la presse, les professionnels de santé cités avaient plusieurs victimes dans 82% des cas. C'est hallucinant et là encore, ça permet de sortir de l'idée de cas isolés. Sachant qu'au tout début, je me suis appuyée sur un rapport de la Cour des comptes sur 2019, dont l'existence même montrait bien qu'il y avait un sujet à creuser.
Grâce aux données collectées, vous montrez que comme ailleurs, les violences sexuelles ne sont pas des cas isolés dans le milieu de la santé. En terme d'enquête, y-a-t-il eu des spécificités à travailler sur ce domaine en particulier ?
Enquêter sur les violences sexuelles dans le milieu de la santé n'est pas forcément différent d'enquêter sur ces violences dans un autre milieu. Par contre, j'ai commencé à défricher les données en 2020, en pleine crise sanitaire du Covid. À ce moment-là, ce n'était pas facile d'aller creuser dans ce qui pose problème au sein de la profession, alors que c'est justement elle qui portait le pays à bout de bras... Mais je me disais que ce n'était pas contradictoire et qu'il fallait le faire.

Retrouvez la mesure d'impact de Rembobine dédiée à l'enquête de Cécile Debarge
Actuellement, on entend énormément parler du procès du chirurgien Joël Le Scournec, accusé de violences sexuelles sur 299 victimes. Mais en dehors de ces cas très médiatiques, c'est plus compliqué...
Il y a évidemment des procès très médiatisés. Je me souviens avoir été interpellée par plusieurs affaires comme celle du Docteur Hazout [gynécologue condamné à huit ans de prison en 2014 pour des viols et agressions sexuelles sur six de ses patientes, NDLR]. Nous, notre démarche a été de sortir du cas particulier pour montrer l'aspect systémique des violences. Le problème de l'analyse systémique, c'est que ce n'est pas sexy, et puis on a la sensation que c'est loin de nous, ça nous touche moins... À l'inverse, les enquêtes ad hominem ont sûrement le pouvoir de plus marquer l'opinion publique. Avec l'affaire Le Scournec actuellement, on est vraiment à un moment historique. L'ampleur et le nombre de victimes doivent inciter à se pencher sérieusement sur le sujet. Si ce procès ne provoque pas d'électrochoc, je ne vois pas ce qui pourra le faire.
En dehors de ces procès très médiatiques, qui permettent d'ouvrir la parole sur le sujet, les avancées concrètes en matière de protection des victimes et de prise en charge des auteurs sont très lentes. Est-ce décourageant ?
Je travaille beaucoup sur les questions migratoires. J'ai l'habitude de raconter des récits qui sont au-delà du soutenable, sans qu'il ne se passe rien pour autant. Pour les violences sexuelles, c'est pareil. Je documente ces violences pour qu'au moins, on ne puisse pas dire qu'on ne savait pas.
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