🛥️ Frontex en pleine tempête #18
Cher·e lecteur·rice,
Si les frontières ont été l'un des sujets chauds de l'élection il y a un an, leur gestion - notamment dévolue à l'agence européenne Frontex - reste souvent un sujet épineux et complexe, loin des préoccupations de tout un chacun. Mais le travail acharné de quelques journalistes d'investigation a permis de mettre en lumière de nombreux dysfonctionnements et de changer un peu les choses.
Dans cette newsletter, nous inaugurons une visualisation synthétique de l'impact de l'enquête à laquelle nous nous intéressons. Nous nous sommes inspirés de Disclose et sommes conscients que cela peut être perfectible, mais cela donne une idée du pouvoir de mise en mouvement du journalisme. N'hésitez pas à nous dire ce que vous en avez pensé en réponse à cet e-mail. Bonne lecture !
Rembobine est un jeune projet indépendant. Il ne vit que grâce à vos partages et vos retours. Né d'ateliers d'éducation aux médias où l'on disait « les journalistes en font des caisses sur un sujet, et la semaine d'après, on en parle plus », il tente de montrer que le journalisme peut avoir de l'impact sur la société. N'hésitez pas à partager ce mail à vos ami·es, vous êtes les meilleur·es ambassadeur·drices 💌
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🍿 L'actualité d'il y a un an
Oui, nous vous avons donné un indice, l'année dernière, à la même époque, se finissait la longue séquence médiatique consacrée à l'élection présidentielle. Le rythme de l'information reste impitoyable… Avez-vous la moindre idée de ce dont on parlait à ce moment-là ?
⌚ Timing — Après la victoire d'Emmanuel Macron au deuxième tour de l'élection présidentielle, avec une marge toujours plus faible sur Marine Le Pen, la gauche entame des discussions pour se regrouper en vue des élections législatives. Un an plus tard, c'est l'heure de l'acte II.
🫂 Migration — Alors qu'Elon Musk a racheté Twitter, de nombreux utilisateurs annoncent leur départ et appellent à une migration vers Mastodon, en raison de leurs valeurs. Sur Numerama, Julien Lausson raconte les désillusions sur le réseau décentralisé.
💉 Piqûres — Au printemps, de nombreux témoignages font état de piqûres sauvages en soirée, installant une psychose dans les boîtes de nuit. Anne-Laure Barral de la Cellule Investigation de Radio France a fait le point à l'automne.
💥 En quête d'impact
Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières, a maquillé des renvois illégaux de migrants en mer Egée
Publiée à la toute fin du mois d'avril, l'enquête de Lighthouse Reports - en collaboration avec Der Spiegel, SRF Rundschau, Republik et Le Monde, démontre qu’entre mars 2020 et septembre 2021, Frontex a triché sur sa base de données. Elle a répertorié des "pushbacks", des renvois illégaux de migrants parvenus dans les eaux grecques, comme de simples opérations de prévention au départ menées dans les eaux turques. Ces refoulements sont illégaux selon le droit grec, le droit de l'Union européenne, et le droit international.
Selon l'enquête, Frontex est impliquée dans au moins 22 cas vérifiables de "pushbacks", impliquant 957 personnes. Le nombre réel de refoulements effectués avec la participation de Frontex est cependant susceptible d'être beaucoup plus élevé. Au cours de la même période, Frontex a enregistré 222 incidents répertoriés comme "prévention du départ", impliquant 8 355 personnes.
Nous recevons Tomas Statius, journaliste à Lighthouse Reports pour discuter de l'impact de l'enquête qu'il a mené avec plusieurs autres journalistes.
Salut Tomas, comment s'est déroulé le travail d'enquête et de vérification sur ce dossier ?
Tomas Statius : Tout est parti d'une demande d'accès à l'information du journaliste Emmanuel Freudenthal. Frontex lui a envoyé le fichier "JORA" une version de leur base de données sans description d'incidents, mais a accidentellement fourni des descriptions pour 145 incidents survenus dans la mer Égée entre avril et août 2020. Avec une équipe qui fait de l'OSINT [Open Source INTelligence, ou renseignement de sources ouvertes. C'est une discipline qui consiste à collecter des données et des informations en ligne], nous nous sommes attelés à recouper ces dates d'incidents enregistrées avec des données en source ouverte, comme des rapports d’associations ou encore des comptes rendus des garde-côtes turcs, pour leur donner plus de contexte. Nous nous sommes vite rendus compte que des "pushbacks" étaient présentés comme des "préventions au départ" ou des "préventions à l'entrée".
Nous avions déjà enquêté à plusieurs reprises sur des cas de violations de droits aux frontières, en Grèce ou en Méditerranée centrale. On s'est rendu compte que finalement ce tableau Excel un peu froid et tout à fait légal servait en quelque sorte à blanchir et invisibiliser le phénomène. L'autre partie de notre travail a consisté à confirmer que les personnes travaillant pour Frontex étaient conscientes de ces pratiques. Cela a permis de mettre fin à une certaine hypocrisie : Frontex était au courant, donc l'Union européenne était au courant, et pourtant, personne ne faisait rien.
En parallèle de notre investigation, pendant plus d'un an, l'Office européen de lutte antifraude (OLAF) a enquêté sur Frontex. Le rapport, longtemps tenu secret, confirme que ses dirigeants ont fermé les yeux sur de graves violations des droits humains. L'autorité antifraude de l'Union Européenne (UE) a reçu ces éléments de preuve et a dit avoir pris des mesures fin 2020. Elle a perquisitionné les locaux de la direction de Frontex, a analysé d'innombrables lettres, e-mails et vidéos et a rassemblé les résultats dans un rapport en 2021. Nous l'avons rendu public et décortiqué en juillet 2022.
L'enquête a-t-elle fait bouger des choses ?
TS : Ce qui est assez fou, c'est que c'est un hasard du calendrier qui a provoqué l'impact principal de cette enquête. Par obligation légale, nos partenaires suisses devaient publier deux semaines avant un référendum dans la confédération sur le financement de Frontex. Il se trouve que c'était aussi la veille du conseil administratif exceptionnel de Frontex, qui devait décider du sort de Fabrice Leggeri, son directeur de l'époque.
Ce Français, ancien technocrate du ministère des armées notamment, élu en 2014, était devenu le symbole des violations aux frontières et avait une ligne inflexible où il ne faisait qu'"appliquer le mandat qu'on lui a remis". Après la publication, on a appris qu'il avait démissionné. Je pense que le fait que le premier quotidien de France, Le Monde, ait mis l'enquête en une de son quotidien papier a pu aider. La France a lâché Leggeri et cela a été un signal qui a été donné à tous les autres pays. Il ne pouvait faire autrement.
Un an après, est-ce que Frontex a changé ?
TS : Frontex a connu un intérim de neuf mois avec à sa tête une Lettone, Aija Kalnaja, qui a également démissionné à la suite de l'une de nos enquêtes. À ma connaissance, il n'y a pas eu beaucoup d'évolution au sein de l'organisation. Il y a eu des discussions entre le siège de Varsovie et la Grèce concernant l'activation de l'article 46 de la régulation de l'agence, qui prévoit que Frontex se retire de l'opération si ses agents sont témoins de violations répétées des droits de l'homme. Hans Leijtens, le nouveau directeur élu en décembre 2022, a fait des déclarations assez dures condamnant les "pushbacks" et les violations des droits de l'homme. Mais il vient juste de commencer son mandat, il est difficile de dire si nous entrons dans une nouvelle ère. De même, le rôle du responsable des droits fondamentaux devrait prendre plus d'ampleur.
Depuis la démission de Leggeri, nous avons continué à travailler sur le sujet, et nous découvrons encore et toujours d'autres cas. Mes collègues ont notamment révélé que des réfugiés ont été mis en cage sous le regard d'agents de Frontex en Bulgarie. Malheureusement, les violences aux frontières semblent avoir de beaux jours devant elles.
La migration aux frontières est-elle bien couverte par les médias en France ?
Les sujets européens dans les médias français n'ont pas la même cote que dans d'autres pays. Typiquement pour mes collègues du Spiegel, Frontex, c'est un sujet très habituel. Parce qu'en Allemagne, il y a une grosse mobilisation de la société civile sur ce combat. Quand tu vas à Berlin, tu as des affiches anti-Frontex, des forums de contestations, etc. Là-bas, tu as notamment l'association FragDenStaat pour laquelle le sujet est hyper important et qui publie plein de rapports et de documents tout le temps.
En France, je ne sais pas si c'est nous, les journalistes qui faisons mal notre travail pour expliquer à quel point c'est important, ou si à l'inverse c'est parce qu'il a pas de mobilisation citoyenne que les médias ne s'en saisissent pas, mais ça prend plus de temps. Quoiqu'il en soit, nous continuerons nos enquêtes au service des citoyens.
Vous pouvez retrouver tous les articles de Tomas par ici.
L'impact 🎯
Rembobine vous propose pour la première fois une visualisation de l'impact de l'enquête de Lighthouse Reports et de ses partenaires. Elle est inspirée de la méthodologie qu'a utilisée Disclose pour son rapport d'impact 2022.
L'impact est catégorisé en 4 catégories : institutionnel (une interpellation publique, une réaction officielle, une enquête interne, une proposition de changement de réglementation, de pratique ou de loi, un mouvement de poste de haut dirigeant), judiciaire (attaque en justice, classement sans suite, instruction judiciaire, décision de justice), médiatique (copublication, mention par un média, mention par une ONG ou un think-tank, mention par une personnalité publique) et public (actions individuelles ou actions collectives).
- La démission du directeur de Frontex Fabrice Leggeri à la suite de l'enquête (lien)
- Le renforcement du rôle du responsable des droits fondamentaux et menace de stopper les actions en Grèce (lien)
- Le Parlement européen a refusé d’approuver les comptes 2020 de l’Agence (lien)
- De nombreux articles de presse sur les accusations contre Frontex, notamment dans Le Monde, The Guardian, Deutsche Welle, etc.
- Des déclarations publiques de responsables politiques, d’experts ou d’activistes. (lien)
- Des rapports et communiqués d’ONG dénonçant les pratiques de Frontex (lien)
Comment mieux suivre le sujet ? 🧰
La "Migration Newsroom" de Lighthouse Reports vous permet de découvrir les dernières enquêtes sur le sujet, publiées avec de grands médias européens. Elle existe également pour former les journalistes généralistes au sujet en les entourant de chercheurs et de spécialistes.
Migreurop est un réseau euro-africain d’associations de défense des droits, de militant·e·s et de chercheuses et chercheurs. Son objectif est de documenter et dénoncer les conséquences des politiques migratoires européennes sur les conditions de vie et le respect des droits des personnes en migration, tout au long du parcours d’exil.
L'observatoire Frontex de Statewatch, une association britannique. Vous y trouverez des documents, des rapports, ainsi que de la documentation sur les plaintes légales et administratives qui ont été déposées à propos de l'agence, par Statewatch et d'autres entités.
Retour vers le futur ! ✨
On vous conseille quelques enquêtes d'aujourd'hui qui on l'espère auront un maximum d'impact. Nous reviendrons sur l'une d'entre elles l'année prochaine. N'hésitez pas à dire en réponse à cet e-mail si l'une vous a particulièrement marqué.
🔥 Ça pique — Dans Libération, Ludovic Séré et Olivier Monod s'inquiètent pour les policiers qui s’inquiètent des effets des gaz lacrymogènes sur la santé...
🙈 Invisibles — Sur Mediapart, Donatien Huet et Lou Syrah ont fait un travail fou pour recenser les mosquées attaquées, et s'inquiètent de l'inaction de l'État.
❌ Tabou — Sarah Boucault et la Déferlante s'intéressent à un sujet très rarement abordé : l’inceste perpétré par un enfant ou un adolescent. Il représenterait près d'un cas sur trois.
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