« Des entreprises pétrolières qui polluent dans des pays pauvres, c'est vieux comme le monde. Mais que Total apparaisse, ça m'a surpris »

« Des entreprises pétrolières qui polluent dans des pays pauvres, c'est vieux comme le monde. Mais que Total apparaisse, ça m'a surpris »

Quentin Müller est journaliste-reporter. Auteur de l'enquête publiée par le Nouvel Obs en avril 2023 « Yémen. Les eaux noires de Total », il est devenu rédacteur-en-chef adjoint du service international de Marianne en juillet 2023, après avoir travaillé pendant 10 ans en tant que journaliste indépendant.

Pour Rembobine, il revient sur son amour pour ce pays peu connu de la péninsule arabique, les difficultés d'y enquêter et les suites qu'il entend donner à son travail.

Les eaux noires de Total, révélations sur des pollutions majeures au Yémen
En exploitant pendant vingt ans un bassin pétrolier situé dans l’est du pays, le géant français s’est rendu responsable d’une série de pollutions, qui affectent l’environnement et la santé de milliers de Yéménites. « L’Obs » a enquêté sur place, en s’appuyant sur des dizaines de documents exclusifs. Ce reportage publié en avril qui vient de remporter le Grand Prix Varenne de la presse magazine.

Exceptionnellement, l'article de Quentin Müller est disponible gratuitement sur le site du Nouvel Obs contre une simple inscription.

Bonjour Quentin. Vous travaillez de longue date sur le Moyen-Orient et la péninsule arabique. Comment vous êtes-vous intéressé à cette région ?

Quentin Müller — C'est le destin qui m'a gâté. Mes premiers reportages m'ont mené là-bas et à partir de là, j'ai découvert une région qui me passionne, qui m'a beaucoup ému, beaucoup plu et à laquelle je me suis attaché. Dans cette région, je suis ensuite tombé amoureux du Yémen, de sa beauté, de sa diversité culturelle, identitaire et historique. Les Yéménites sont très sympas, très drôles. Forcément, ça aide beaucoup. La rencontre avec ce pays, ses habitants a changé le regard que je porte sur le journalisme, sur le façon dont je le conçois.

Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser aux activités de Total ?

Je suis tombé sur un rapport du Sana'a Center [think-tank américano-yéménite, NDLR], qui détaillait les pollutions engendrées par certaines entreprises pétrolières dans l'Est du Yémen, là où se trouvent les plus grandes réserves d'eau potable du pays. Qu'il y ait des entreprises pétrolières qui polluent dans des pays pauvres et corrompus, malheureusement, c'est vieux comme le monde. Mais que Total apparaisse, ça m'a surpris. J'ai trouvé ça excitant, donc j'ai décidé d'aller voir. Je me suis dit qu'il y avait probablement quelque chose d'énorme qui se cachait derrière...

Votre enquête porte sur une multinationale extrêmement puissante, qui plus est dans un pays en proie aux conflits armés. A quels obstacles avez-vous été confronté ?

D'abord, il a fallu lutter contre moi-même, contre mes propres doutes. Il a également fallu trouver un média qui tienne la route et qui ne soit pas pote avec Pouyanné [Patrick Pouyanné, PDG de Total, NDLR], ce qui n'est pas facile. Et puis aller au Yémen, c'est très difficile. L'Arabie Saoudite décide de qui entre ou non dans le pays et comme on le sait, ce n'est pas un pays connu pour être très démocratique ni pour beaucoup aimer les journalistes.

Une fois sur place, c'était également compliqué. Avec les problèmes sécuritaires qu'il y a dans le pays et l'enlèvement d'humanitaires qu'il y a eu en 2022 [cinq employés des Nations Unies ont été enlevés au Yémen en février 2022. Ils ont été libérés plus d'un an après, NDLR], avec Mattia [Quentin Müller travaillait en binôme avec le photographe Mattia Valuti, NDLR], on devait être accompagné par une escorte policière. Pour les besoins de l'enquête, deux policiers nous ont accompagnés dans des zones où Al-Qaïda était encore présent. Deux étrangers, ça aurait pu être intéressant à kidnapper. On travaillait la peur au ventre, donc on était aussi très vigilant... Lorsqu'on se déplaçait, on ne pouvait pas rester plus de 20 minutes dans le même endroit par exemple. J'avais déjà eu des expériences dans des zones sensibles, mais là, ce n'était vraiment pas anodin.

Est-ce qu'enquêter sur une autre compagnie pétrolière aurait été plus facile ?

On va dire que Total a toujours des relais locaux, des gens qui leur sont fidèles, qui tendent l'oreille et qui leur font remonter des informations. Je ne dis pas qu'ils embauchent des assassins, mais ce n'est pas n'importe quelle multinationale.

Pour retrouver notre article dédié à la mesure d'impact de l'enquête du Nouvel Obs sur les activités de Total au Yémen, c'est par ici 👇

Total au Yémen : accusations de pollution et cas de cancer
Total, pollution, scandale, ça vous dit quelque chose ? Et si on rajoute Yémen et Quentin Müller, vous voyez où on veut en venir ? Allez, on rembobine !

Vous avez néanmoins réussi à recueillir des témoignages très forts, notamment concernant les pollutions et les cas de cancer dans la région. Comment est-ce que vous l'expliquez ?

En tant que journaliste pigiste, déjà, j'ai eu le luxe de pouvoir prendre mon temps, de construire une enquête solide et de faire un travail de terrain, sachant que j'avais déjà des filons et que je connaissais le pays. Et puis les gens que j'ai rencontrés avaient envie de parler. Ils ont perdu tellement qu'ils étaient très contents de voir que des journalistes français s'intéressent à leur situation. C'est plutôt plus tard, lorsqu'il a fallu trouver des ingénieurs français ou yéménites pour témoigner que ça a été plus difficile. Mais même là, certaines personnes ont accepté de parler en « ON »... J'ai eu pas mal de chance.

Votre enquête a permis de mettre en lumière les conséquences environnementales et sanitaires des activités de Total au Yémen. Allez-vous continuer à travailler sur le sujet ?

Dans le numéro de Marianne en date du 25 avril, un nouveau volet de mon enquête sur Total au Yémen va paraître. Pour le moment, je ne peux pas en dire plus, mais il va y avoir de nouvelles révélations, je pense que ça va être intéressant. Le sujet de Total au Yémen n'est pas clôt. Quand on travaille sur un sujet aussi prenant, on continue toujours à aller chercher de nouvelles infos.

Cécile Massin

Cécile Massin

Rédactrice et cofondatrice de Rembobine - Journaliste indépendante
Paris