"Frontex était au courant, donc l'Union européenne était au courant, et pourtant, personne ne faisait rien"
Nous recevons Tomas Statius, journaliste à Lighthouse Reports pour discuter des coulisses de l'enquête sur Frontex qu'il a mené en 2022 en collaboration avec plusieurs autres journalistes.
Publiée à la fin du mois d'avril 2022, une enquête de Lighthouse Reports - en collaboration avec Der Spiegel, SRF Rundschau, Republik et Le Monde - démontre qu’entre mars 2020 et septembre 2021, Frontex a triché sur sa base de données.
Elle a répertorié des "pushbacks" - des renvois illégaux de migrants parvenus dans les eaux grecques - comme de simples opérations de prévention.
Nous recevons Tomas Statius, journaliste à Lighthouse Reports pour discuter des coulisses de cette enquête qu'il a menée en collaboration avec plusieurs autres journalistes.
Salut Tomas, comment s'est déroulé le travail d'enquête et de vérification sur ce dossier ?
Tomas Statius : Tout est parti d'une demande d'accès à l'information du journaliste Emmanuel Freudenthal. Frontex lui a envoyé le fichier "JORA", une version de leur base de données sans description d'incidents, mais a accidentellement fourni des descriptions pour 145 incidents survenus dans la mer Égée entre avril et août 2020. Avec une équipe qui fait de l'OSINT [Open Source Intelligence, ou renseignement de sources ouvertes. C'est une discipline qui consiste à collecter des données et des informations en ligne, NDLR], nous nous sommes attelés à recouper ces dates d'incidents enregistrés avec des données en source ouverte, comme des rapports d’associations ou encore des comptes rendus des garde-côtes turcs, pour leur donner plus de contexte. Nous nous sommes vite rendus compte que des "pushbacks" étaient présentés comme des "préventions au départ" ou des "préventions à l'entrée".
Nous avions déjà enquêté à plusieurs reprises sur des cas de violations de droits aux frontières, en Grèce ou en Méditerranée centrale. On s'est rendu compte que, finalement, ce tableau Excel un peu froid et tout à fait légal servait en quelque sorte à blanchir et invisibiliser le phénomène. L'autre partie de notre travail a consisté à confirmer que les personnes travaillant pour Frontex étaient conscientes de ces pratiques. Cela a permis de mettre fin à une certaine hypocrisie : Frontex était au courant, donc l'Union européenne était au courant, et pourtant, personne ne faisait rien.
En parallèle de notre investigation, pendant plus d'un an, l'Office européen de lutte antifraude (OLAF) a enquêté sur Frontex. Le rapport, longtemps tenu secret, confirme que ses dirigeants ont fermé les yeux sur de graves violations des droits humains. L'autorité antifraude de l'Union Européenne (UE) a reçu ces éléments de preuve et a dit avoir pris des mesures fin 2020. Elle a perquisitionné les locaux de la direction de Frontex, a analysé d'innombrables lettres, e-mails et vidéos et a rassemblé les résultats dans un rapport en 2021. Nous l'avons rendu public et décortiqué en juillet 2022.
L'enquête a-t-elle fait bouger des choses ?
TS : Ce qui est assez fou, c'est que c'est un hasard du calendrier qui a provoqué l'impact principal de cette enquête. Par obligation légale, nos partenaires suisses devaient publier deux semaines avant un référendum dans la confédération sur le financement de Frontex. Il se trouve que c'était aussi la veille du conseil administratif exceptionnel de Frontex, qui devait décider du sort de Fabrice Leggeri, son directeur de l'époque.
Ce Français, ancien technocrate du ministère des armées notamment, élu en 2014, était devenu le symbole des violations aux frontières et avait une ligne inflexible où il ne faisait qu'"appliquer le mandat qu'on lui a remis". Après la publication, on a appris qu'il avait démissionné. Je pense que le fait que le premier quotidien de France, Le Monde, ait mis l'enquête en Une de son quotidien papier a pu aider. La France a lâché Leggeri et cela a été un signal qui a été donné à tous les autres pays. Il ne pouvait faire autrement.
Vous pouvez retrouver notre analyse approfondie de l'impact de cette enquête ici 👇
Un an après, est-ce que Frontex a changé ?
TS : Frontex a connu un intérim de neuf mois avec à sa tête une Lettone, Aija Kalnaja, qui a également démissionné à la suite de l'une de nos enquêtes. À ma connaissance, il n'y a pas eu beaucoup d'évolution au sein de l'organisation. Il y a eu des discussions entre le siège de Varsovie et la Grèce concernant l'activation de l'article 46 de la régulation de l'agence, qui prévoit que Frontex se retire de l'opération si ses agents sont témoins de violations répétées des droits de l'homme. Hans Leijtens, le nouveau directeur élu en décembre 2022, a fait des déclarations assez dures condamnant les "pushbacks" et les violations des droits de l'homme. Mais il vient juste de commencer son mandat, il est difficile de dire si nous entrons dans une nouvelle ère. De même, le rôle du responsable des droits fondamentaux devrait prendre plus d'ampleur.
Depuis la démission de Leggeri, nous avons continué à travailler sur le sujet, et nous découvrons encore et toujours d'autres cas. Mes collègues ont notamment révélé que des réfugiés ont été mis en cage sous le regard d'agents de Frontex en Bulgarie. Malheureusement, les violences aux frontières semblent avoir de beaux jours devant elles.
La migration aux frontières est-elle bien couverte par les médias en France ?
Les sujets européens dans les médias français n'ont pas la même cote que dans d'autres pays. Typiquement, pour mes collègues du Spiegel, Frontex est un sujet très habituel. Parce qu'en Allemagne, il y a une grosse mobilisation de la société civile sur ce combat. Quand tu vas à Berlin, tu as des affiches anti-Frontex, des forums de contestations, etc. Là-bas, tu as notamment l'association FragDenStaat pour laquelle le sujet est hyper important et qui publie plein de rapports et de documents tout le temps.
En France, je ne sais pas si c'est nous, les journalistes, qui faisons mal notre travail pour expliquer à quel point c'est important, ou si à l'inverse c'est parce qu'il n'y a pas de mobilisation citoyenne que les médias ne s'en saisissent pas, mais ça prend plus de temps. Quoiqu'il en soit, nous continuerons nos enquêtes au service des citoyens.
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