
« Écrire sur un sujet qu'on connaît très bien est la meilleure façon de faire du bon journalisme, mais c'est aussi très dur »
Romane Mugnier est journaliste indépendante. Elle a enquêté pour Heidi.news sur la consommation de cocaïne chez les saisonniers des stations de ski hautes-savoyardes.
Pour Rembobine, elle revient sur les difficul tés à trouver une rédaction intéressée par le sujet, la particularité d'enquêter en terrain familier, et l'impact de l'enquête sur sa vie personnelle.
Bonjour Romane. Vous avez enquêté sur un terrain qui vous est très familier. Quelles découvertes avez-vous faites sur ce milieu que vous côtoyez depuis toujours ?
En commençant à enquêter, je pressentais bien qu'il y avait un sujet important autour de la consommation de cocaïne chez les saisonniers des stations de ski. J'ai commencé par interroger mes proches qui travaillaient en station pour comprendre le phénomène, puis j'ai élargi. L'objectif, c'était de ne pas centrer tous les témoignages sur une seule station de ski, car ça n'aurait pas été représentatif et puis parce que j'avais peur des répercussions p ersonnelles. En élargissant, j'ai découvert que la consommation de cocaïne était présente partout, pas uniquement dans la station que je connaissais. À partir de là, j'ai commencé à me demander pourquoi et comment ça pouvait être toléré, surtout que la consommation génère d'importantes situations de violence.
Ce qui est intéressant dans votre enquête, c'est que vous sortez des témoignages purement individuels pour dessiner le contexte plus général dans lequel se déroule la consommation de drogue.
Effectivement, je voulais montrer qu'il ne s'agit pas simplement d'une question de consommation individuelle, mais d'un contexte très singulier où la consommation de drogue est taboue et où les manques de moyens sont criants. Sur la question des soins médicaux par exemple, il n'y a quasiment rien sur place concernant l'addictologie. En station, les médecins font plutôt de la traumatologie et les drogues ne sont pas forcément leur spécialité. De leur côté, les infirmières ne veulent pas forcément rester dans les stations à l'année. On se retrouve face à un vide médical. Et pour ce qui est des associations qui accompagnent les usagers de drogues, il n'y a pas grand chose. On a l'impression que faire monter des associations terniraient l'image de la station, ce qui est vraiment dommageable.
Vous abordez également la question de la présence policière en station.
C'est un sujet important, même si ça n'a pas été facile d'avoir des témoignages honnêtes des forces de l'ordre. À force de persévérance, j'ai fini par comprendre qu'il y a une vraie fracture entre les forces de l'ordre à l'échelle locale – avec des policiers municipaux confrontés à ces difficultés tous les jours, mais qui n'ont pas les moyens de démanteler les petits réseaux qu'ils ont repérés et qui essuient les pots cassés – et le haut de leur hiérarchie. Par contre, malgré les difficultés à parler de ce sujet, on peut dire qu'un an après, il y a eu de vraies avancées côté policier. Cet hiver par exemple, pour la première fois, les effectifs policiers ont été augmentés en montagne ! Le premier week-end d'ouverture à Avoriaz par exemple [domaine skiable des portes du soleil, sur le territoire de la commune de Morzine, en Haute-Savoie, NDLR], c'était impossible de rentrer dans le domaine sans être contrôlé et les forces de police ont récupéré énormément de drogue, de la cocaïne et du cannabis. Des restaurateurs m'ont également écrit pour me dire que récemment, il y avait eu des contrôles de police dans les bars, avec des policiers qui étaient allés contrôler les toilettes. C'est un vrai changement.

Découvrez la mesure d'impact de Rembobine sur l'enquête de Romane !
C'est un des impacts importants de votre enquête. Un autre impact majeur est celui de l'enquête directement sur votre vie personnelle.
Dès la publication du premier volet, ça a été hyper dur. J'ai reçu beaucoup de messages de harcèlement de la part d'inconnus sur Facebook ou Instagram. C'était des propriétaires de grands hôtels dans des stations qui trouvaient ça indécent de « descendre l'image de leur station ». D'autres me disaient que je n'y connaissais rien, que j'étais une journaliste parisienne qui venait couvrir un sujet qu'elle ne maîtrisait pas. Les premiers retours des saisonniers ont également été très agressifs : ils me disaient que de toute façon à Paris et chez les élites, on en prend plein, et qu'il n'y avait rien à dire de plus sur les stations. Mais là, ça commence un peu à changer. Je commence à avoir des retours plus positifs, aussi parce que je pense qu'on commence à prendre la mesure de la situation, même si ça a été un vrai choc pour tout un tas de personnes qui pensaient vraiment que ça relevait du mythe...
Diriez-vous que venir de ce milieu a été un frein ou plutôt un avantage pour enquêter ?
Pour moi, écrire sur un sujet qu'on connaît très bien est la meilleure façon de faire du bon journalisme, parce qu'on n'arrive pas de nulle part, on a déjà des contacts, on sait où est-ce qu'on met les pieds et pour certaines personnes, c'est plus facile de nous parler. Mais c'est aussi très dur parce qu'il peut y avoir la peur de blesser son entourage, le risque de représailles... D'un coup, on n'est plus « l'enfant du village », mais « la journaliste », et pas forcément la journaliste sympa, au contraire. Tous les retours, les insultes que j'ai eues m'ont beaucoup traumatisée et aujourd'hui, je me rends compte qu'il y a beaucoup de sujets que je n'ose plus faire au niveau local. Il y a certaines infos que je donne à des journalistes à Lyon, parce que je n'ose plus les traiter... Et je ne suis pas la seule ! Autour de moi, on est beaucoup de journalistes à être très limité sur ce qu'on peut dire en local. C'est terrible et dangereux d'un point de vue démocratique. Dans ce contexte, je regrette que les rédactions ne soutiennent pas plus les journalistes indépendants avec qui elles collaborent. Moi, heidi.news m'a très bien soutenue et a pris au sérieux les menaces que je recevais, mais ce n'est pas toujours le cas.
Rembobine, le média qui lutte contre l'obsolescence de l'info Bulletin
Inscrivez-vous à la newsletter pour recevoir les dernières mises à jour dans votre boîte de réception.