
« Ce deux poids, deux mesures de Nestlé s'apparente à une pratique coloniale que les gens n'acceptent plus »
Laurent Gaberell est enquêteur chez Public Eye. Il a coécrit l'enquête « Comment Nestlé rend les enfants accros au sucre dans les pays à plus faible revenu » avec Manuel Abebe et Patti Rundall.
Pour Rembobine, il revient sur sa méthodologie d'enquête, l'importance de s'intéresser à l'alimentation comme révélateur des injustices et les moyens d'action pour contraindre les géants de l'agroalimentaire à changer leurs pratiques.
Bonjour Laurent. Vous n'êtes pas journaliste, mais enquêteur chez Public Eye. Pouvez-vous nous présenter cette association ?
Public Eye est une association qui enquête sur les multinationales suisses et leurs activités à l'étranger. Nous avons un rôle hybride entre l'enquête et la campagne. Comme un média, nous faisons des enquêtes de type journalistique, mais en tant qu'ONG, nous avons aussi des objectifs précis : nous nous intéressons aux multinationales suisses pour qu'il y ait une meilleure réglementation de leurs activités. C'est pour ça qu'on fait le choix d'enquêter sur des sujets où on pense qu'on peut faire la différence.
Pour cette enquête sur Nestlé, vous avez travaillé avec le Réseau international d'action pour l'alimentation infantile (IBFAN). Qu'est-ce que ça vous a apporté ?
Ce Réseau a été créé suite au scandale des laits en poudre Nestlé dans les années 70. Les intérêts à travailler ensemble ont été multiples. Déjà, ils ont des partenaires dans de nombreux pays, ce qui nous a été utile car pour faire tester des produits en laboratoire, encore fallait-il qu'on nous les envoie. Et puis ils ont une grande connaissance de la thématique et des pratiques des multinationales du secteur des aliments pour bébés. Ça a été une collaboration très enrichissante.

Pourquoi avez-vous commencé à travailler sur le sujet du sucre ajouté dans les produits pour bébés ?
Dans les années 70, il y a eu un scandale sur le lait en poudre. Ça faisait 50 ans quand on a débuté l'enquête. Nestlé disait haut et fort qu'il avait beaucoup changé, on s'est dit que c'était l'occasion d'aller vérifier. Cette fois, on a donc choisi de s'intéresser aux aliments pour bébés introduits à partir de six mois. On a choisi de s'intéresser au sucre car c'est l'un des principaux facteurs de risque d'obésité et on sait que les bébés de cet âge-là ne devraient pas être exposés au sucre. A partir de là, on a ciblé deux des principales marques vendues dans les pays en développement par Nestlé.
Pour faire analyser la quantité de sucre ajouté dans ces deux produits, vous avez été confrontés à l'opposition de plusieurs laboratoires suisses.
Quand la quantité de sucre n'était pas notifiée directement sur les produits, on a collecté des échantillons pour les envoyer en laboratoire. Le problème c'est qu'effectivement, en Suisse, nous avons essuyé plusieurs refus. Un laboratoire en particulier a été très clair sur le fait qu'il ne voulait pas collaborer avec nous car ça aurait pu contrarier certains de ses clients... On ne s'attendait pas à ces refus, mais quand on connaît l'influence de Nestlé en Suisse, où son siège est basé, ça fait sens. Ça montre bien l'influence de cette entreprise sur la vie économique et politique du pays. Nous avons donc du nous tourner vers un laboratoire en Belgique, qui a accepté de faire les tests.

Retrouvez notre mesure d'impact de l'enquête de Public Eye sur Nestlé
Grâce à ces analyses, vous avez découvert un véritable double standard sur les produits Nestlé entre les pays développés et les pays à revenu faible ou intermédiaire. Est-ce que vous vous y attendiez ?
Disons qu'on avait ce double standard en tête, mais qu'on voulait le vérifier. On avait déjà vu des variations de sucre sur d'autres groupes de produits, mais avec ces produits pour bébés, on a vu le double standard le plus marqué. C'est un très gros problème, parce que ce n'est pas la même chose de rajouter un peu de sucre dans des barres Kit Kat par exemple, pour des adolescents déjà très exposés au sucre, ou de bourrer de sucre des produits pour des bébés de six mois.
Quel est le cadre législatif qui encadre ces taux de sucre ?
Que ce soit concernant l’indication de la quantité de sucre ajoutée sur les produits ou sur la quantité de sucre ajouté autorisée, la référence est le Codex Alimentarius, un organisme intergouvernemental créé par l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture et l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Ses règles sont très permissives. Par exemple, les pays n'ont aucune obligation à indiquer la quantité de sucre ajoutée. Certains pays décident de le faire quand même, comme l'Afrique du Sud, mais c'est plutôt rare. Pour ce qui est de la quantité de sucre permise, là encore, les normes du Codex sont très permissives. Les plafonds sont extrêmement hauts et la plupart des pays s'alignent dessus. Le fait que ces règles soient si permissives peut s'expliquer par l'influence des lobbies. Il y a également le fait que le Codex est un organe qui travaille dans le secret, avec peu de médias et d'ONG qui s'y intéressent. Cet organe apparaît plus intéressé par la facilitation du commerce que la protection de la santé...
Dans ce contexte, comment contraindre les géants de l'agroalimentaire comme Nestlé à revoir leurs pratiques ?
Ce qui est sûr, c'est que les consommateurs peuvent avoir un impact très important. Les entreprises sont soucieuses de leur image et de leurs ventes. Si les consommateurs se mobilisent, comme ça a été le cas en Inde suite à cette enquête, ça peut mener à des changements importants. Il faut aussi agir pour faire évoluer la législation. De notre côté, on essaie de pousser la Suisse pour qu'elle intervienne sur la publicité mensongère exercée par Nestlé, qui promeut ses produits comme sains pour les bébés, alors qu'ils contiennent des niveaux dangereux de sucre ajouté. Si c'est reconnu comme de la publicité mensongère, ça pourrait tomber sous coup de la loi, même si on n'a pas beaucoup d'espoir que la Suisse prenne ses responsabilités.
En quoi s'intéresser à ces questions d'alimentation permet d'éclairer les inégalités entre les pays dits développés et les pays à revenu faible ou intermédiaire ?
Cette pratique du double standard, on ne la voit pas uniquement dans l'alimentation. Par exemple, c'est très courant dans les pesticides. Mais l'impact des enquêtes qu'on fait sur ces deux sujets n'est pas du tout le même : les produits qu'on donne à son bébé, c'est un sujet qui touche très fortement les gens. Les gens sont extrêmement sensibles à leur alimentation, ainsi qu'à ce deux poids, deux mesures de Nestlé qui s'apparente à une pratique coloniale que les gens n'acceptent plus dans beaucoup de pays. En Inde, les gens savaient probablement qu'il y avait du sucre dans les produits pour bébés, mais ce qu'ils ne savaient pas, c'est que ces produits étaient vendus sans sucre en Suisse et ailleurs en Europe. C'est ça qui ne passe plus.
L'impact de cette enquête a été retentissant. Allez-vous continuer à travailler sur le sujet ?
On prévoit d'autres enquêtes sur le sujet, mais pour le moment, je préfère ne pas en dire plus. Ce qui est sûr, c'est qu'on travaille nos sujets sur le long-terme. C'est un peu la spécificité de notre ONG : on prend un sujet et ensuite, on travaille dessus pendant plusieurs années. On ne lâche pas notre os.
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