Comment classer les retombées d'une enquête pour mieux mesurer son impact

Mesurer l’impact d’une enquête est un enjeu central pour les médias, mais quelle approche choisir pour suivre, mesurer et classer ses conséquences ? Tour d’horizon des pratiques des médias les plus avancés sur la question en France et à l'étranger.

Arno Soheil Pedram
Arno Soheil Pedram

Chaque rédaction peut constater des impacts tangibles à la suite de ses productions journalistiques : des réformes politiques, des changements de comportements, des prises de conscience collective. Pourtant, savoir suivre, classer et organiser ces impacts reste un défi. L’impact d’une enquête n’est en plus pas une science exacte, et chaque média a des priorités et un public différents, ce qui influence la manière dont il structure et veut valoriser ces retombées.

Aux États-Unis et au Royaume-Uni - et un peu en France, plusieurs médias ont développé leurs propres méthodes pour classifier l’impact de leur travail. ProPublica, The Bureau of Investigative Journalism (TBIJ), Lighthouse Reports, ou encore le Solutions Journalism Network, chacun s’est doté de critères fidèles à leur philosophie. Certaines classifications mettent en avant les actions publiques, d’autres se concentrent sur les changements. 

Ces pratiques variées partagent un double objectif : permettre aux journalistes d’analyser leur impact et de le mettre en avant de manière structurée, et aux citoyens de retrouver confiance dans les médias comme contre-pouvoir. 

La classification par thématique

La pratique la plus répandue est une classification en grandes thématiques, qui peuvent varier en fonction du média. Lindsay Green Barber est la fondatrice de Impact Architect, une entreprise qui travaille avec les médias pour les aider à développer leur propre calcul, présentation et utilisation de l’impact de leur travail. 

Elle a été une des premières à penser les grandes catégories de l’impact. « S'il n'existe pas encore de classification d'impact dans les médias qui nous contactent, nous demandons : quels sont les exemples du type d'impact que les journalistes constatent ? Qu'espèrent-ils voir se produire mais dont ils ne sont pas sûrs ? Puis, nous résumons tout cela et cela correspond presque toujours à quatre catégories d'impact. » explique-t-elle à Rembobine

Taxonomie de l’impact utilisée par Impact Architects, © Impact Architects

Voici le modèle d’Impact Architects, aussi utilisé par The Bureau of Investigative Journalism

  • Impact structurel/institutionnel (Institutions) : y a-t-il eu un changement au niveau institutionnel, comme un changement de réglementation, législatif ou une action institutionnelle ?

👉 Par exemple, Mediapart peut se targuer que ses révélations sur les comptes étrangers non déclarés de Jérôme Cahuzac ont mené à la création d’une série de mesures pour renforcer la transparence de la vie publique, entre autres, la création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), probablement un des impacts institutionnels les plus marquant pour le journalisme d’enquête ces dernières décennies.

  • Impact social (Networks) : est-ce qu'un événement s'est produit au sein d'une communauté ou d'un réseau de personnes, comme une manifestation ou une réunion publique ?

👉 Par exemple, les révélations de Disclose sur l’envoi de transpondeurs à Israël, utilisés pour les drones Hermès 900, par Thales, en pleine guerre sur Gaza, ont mené à l’interpellation de la direction de Thales par la section CGT de l’entreprise.

  • Impact individuel (Individuals): Les révélations ont-elles eu un impact sur un individu (un policier violent ? Un politicien corrompu ?) ? Cet individu a-t-il agi ou changé d'avis ? A-t-il été sanctionné ?

👉 Par exemple, Streetpress révélait en janvier 2023 les propos racistes d’une cheffe de service de La Banque Postale. Après la publication de l’article, l’entreprise a pris des sanctions contre deux personnes mises en cause.

  • Amplification médiatique (General Public): d'autres organismes de presse, organisations à but non lucratif, etc. ont-ils cité, amplifié, localisé ou présenté le travail et/ou les rapports de données de votre rédaction ?

👉 Par exemple, tout simplement, une reprise médiatique ou un communiqué d’un organisme qui cite le travail de votre média.

Une même enquête peut ainsi avoir plusieurs types d’impacts et chaque média a des besoins différents et adaptera la classification de ses impacts en fonction. En créant ou en éliminant certaines catégories ou même en enrichissant la classification avec des sous-catégories.

Rembobine - qui s’est inspiré de la méthode de Disclose pour ses mesures d’impact - utilise quatre grandes thématiques, légèrement différentes : impact juridique (procédures judiciaires), institutionnel (actions de l’exécutif et du législatif), public (actions individuelles, collectives, manifestations, prix) et médiatique (citations du travail du média).

Taxonomie de l’impact utilisée par le média Disclose, © Disclose

Impact externe vs impact interne

Le Solutions Journalism Network (SJN), un organisme international qui soutient le journalisme de solution, quantifie aussi l’impact des rédactions et journalistes qu’il accompagne. Avec une classification bien à lui qui correspond à la nature des impacts qu’il cherche à identifier :

  • L’impact externe : les répercussions politiques et sociales provoquées par l’enquête ;
  • L’impact interne : les répercussions pour le média lui-même. Dans le cas du SJN, un intérêt plus grand pour le journalisme de solutions en rédaction par exemple. Mais pour d’autres, les répercussions internes peuvent être l’obtention de nouveaux financements, des gains de notoriété, une hausse des abonnés, des menaces, une procédure baillon, etc. 

Taxonomie de l’impact utilisée par le Solutions Journalism Network, © SJN

La classification par état

ProPublica, le média d’enquête américain, classifie quant à lui les impacts en fonction de leur état d’avancement. Premièrement, « les actions officielles influencées par l’article (comme les déclarations de représentants de l’Etat ou d’organismes publiques) », puis « les opportunités de changement (comme des audiences législatives, une étude administrative ou la nomination d’une commission) » et enfin, « le changement qui en a résulté. »

Exemple de tableau de suivi de l’impact par état de ProPublica sur leur enquête sur les paiements et gratifications des entreprises pharmaceutiques aux docteurs. © ProPublica

Plus sélective, cette classification a une conséquence directe : moins d’impacts sont comptabilisés. Elle a donc l’avantage de permettre un suivi plus “léger” de l’impact d’une enquête, mais peut aussi être considérée comme trop limitée ou discriminante. Enregistrant moins de détails que la méthode thématique, elle se concentre sur un champ plus réduit et facile à quantifier. 

À noter que dans le cas de ProPublica, l’utilisation de cette méthode de classification répond à la spécialisation éditoriale du média centré sur les questions de probité politique (accountability journalism). Leur raison ​​d’être repose sur les révélations touchant à l’intérêt public, la corruption politique, et les injustices sociales.

Pour Richard Tofel, l’un des penseurs principaux de l’impact chez ProPublica pendant presque 15 ans, les classifications par thèmes « sont beaucoup plus compliquées qu’elles ne doivent l’être. Le changement c’est du changement. Une réforme est une réforme. Il y a un juge de la cour suprême en Amérique qui disait que pour qualifier quelque chose d’obscène « tu le sais quand tu le vois ». La même chose est vraie pour l’impact. » 

Et vous ?

Nous vous avons présenté plusieurs méthodes. Il n’y en a pas une meilleure qu’une autre. Il s’agit de trouver la meilleure pour votre média. Il vous faudra donc engager une réflexion au sein de votre rédaction pour élaborer la classification la plus adaptée par rapport à vos besoins mais aussi à vos contraintes en termes d’organisation et de ressources. Quelle est la ligne éditoriale de votre média ? Que pensez-vous changer avec vos enquêtes ? Qu’aimeriez-vous mesurer de l’impact provoqué par votre travail ? 

Maintenant que vous savez quoi chercher, il va falloir répondre à une nouvelle question avant de pouvoir vous lancer : comment chercher ? Ce sera le sujet de l’un des tout prochains articles à retrouver dans notre rubrique. Vous découvrirez également les outils à utiliser pour vous faciliter le travail ainsi que la meilleure organisation interne à mettre en place.

👊 L'impact en rédac

Arno Soheil Pedram

Journaliste chargé de la réflexion autour de la mesure d'impact pour Disclose et Rembobine