
« Nous parlons aujourd’hui d’une collusion avérée entre l’État et Nestlé pour couvrir ce dernier et défendre ses intérêts privés »
Marie Dupin, journaliste à Radio France, a collaboré avec Stéphane Foucart du journal Le Monde pour révéler des pratiques illégales dans l'industrie des eaux embouteillées, mettant en lumière des manquements graves des industriels et des autorités publiques.
Dans son interview à Rembobine, elle dénonce une entente secrète entre l'État et Nestlé pour cacher une fraude systémique dans l'eau embouteillée, l'échec des pouvoirs publics et la persistance de pratiques non-conformes malgré les révélations.
Bonjour Marie. Comment avez-vous découvert les premières informations concernant ces pratiques illégales dans l'industrie des eaux embouteillées ? Pourquoi vous êtes-vous lancée dans cette enquête ?
Il y a eu des premières alertes grâce à un lanceur d'alerte qui travaillait pour l'entreprise Alma, qui produit les marques d'eau Cristalline et St-Yorre. Il avait dénoncé de mauvaises pratiques et notamment l’installation de dispositifs non conformes dans les usines du groupe Alma, ce que nos confrères de Médiacités avaient déjà relayé. C'est grâce à cet ancien salarié qu'une première enquête a été menée par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui a découvert dans les fichiers fournisseurs du groupe Alma le nom de Nestlé.

Au cours de votre enquête, quel élément vous a le plus surprise ou choquée ? Était-ce l'ampleur de la dissimulation, la réaction des autorités ou autre chose ?
Sans doute un peu de tout ça à la fois. Nous parlons aujourd’hui d’une collusion avérée entre l’État et l'industriel Nestlé pour couvrir ce dernier et défendre ses intérêts privés, au détriment des intérêts publics. Les pratiques de filtration de l'eau interdites mises en place par Nestlé, et leur dissimulation par les autorités, sont d'une ampleur et d'une gravité inédites, et ces pratiques perdurent très probablement aujourd'hui. Dans cette affaire, le gouvernement a failli à toutes ses obligations, en ne saisissant pas la justice lorsqu'il aurait dû le faire, en n'informant ni les consommateurs, ni la commission européenne, ni les autres États membres, en se mettant ainsi en situation de non-respect de la réglementation européenne, en mettant ainsi la France en possible risque de contentieux avec Bruxelles. Tout ça pour le bénéfice d'un industriel. Le gouvernement a également négligé les intérêts sanitaires des citoyens malgré les alertes de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) notamment. Plusieurs ministères ont été impliqués, Santé, Économie, en passant par le cabinet de la première Ministre qui a décidé d'accorder à Nestlé, début 2023, une dérogation pour continuer à utiliser certains filtres non-conformes.

Que pensez-vous du rôle joué par les différents acteurs impliqués, comme les industriels, les autorités publiques, et les agences sanitaires ? Qui, selon vous, porte la plus grande responsabilité dans ce scandale ?
C'est difficile d'établir une hiérarchie des responsabilités. Le principal responsable est bien sûr l’industriel, qui a trompé les consommateurs et les pouvoirs publics, non comme il l’affirme pour préserver la santé publique, mais bien pour préserver ses marges. Comme l’a révélé Mediapart, la fraude aurait permis à Nestlé d’engranger 3 milliards d’euros sur plus de 15 ans. C’est ce qui ressort d’un rapport de la répression des fraudes, que nous avons également récupéré.
Du côté de l’État, certaines agences étatiques ont joué leur rôle de bout en bout. L'ANSES par exemple a été sollicitée par le gouvernement pour savoir si Nestlé pouvait utiliser des filtres non-conformes, comme le demandait l’industriel. L'agence a répondu très clairement, et à plusieurs reprises, que ce n'était pas possible, que ça pouvait faire courir un risque viral aux consommateurs, et qu'en aucun cas un filtre de ce type ne pouvait être installé pour désinfecter une eau contaminée. Malgré l’avis de son agence sanitaire, le gouvernement a autorisé Nestlé à utiliser ces filtres non-conformes. Certains responsables publics ont donc joué leur rôle. Ça n'a pas été le cas au plus haut niveau de l’État. On peut aussi s’interroger sur le rôle de la direction de l'Agence régionale de santé (ARS) Occitanie, en charge du respect de la qualité des eaux sur le site de Perrier dans le Gard. Alors que son homologue des Vosges a saisi la justice comme le lui impose la réglementation, ce n’est toujours pas le cas dans le Gard. L’usine Perrier, pour laquelle la tromperie est avérée, ne fait l’objet à ce jour d’aucune enquête pénale, même si un juge d’instruction a été nommé récemment, à la suite de plaintes déposées par l’association de consommateurs Foodwatch.
Comment s’est déroulée la collaboration entre Radio France et Le Monde sur cette enquête ?
Parfaitement. Mon confrère, Stéphane Foucart, réalise depuis des années un travail exceptionnel pour les pages Planète du Monde. C'était bien d'être à deux sur un dossier aussi tentaculaire. Le journalisme devrait toujours être un travail d’équipe. Ensemble, on y voit plus clair, et on produit des enquêtes plus complètes, plus précises. Et puis, j’imagine que notre collaboration a renforcé la portée et l'impact de l'enquête. Le Monde est un journal de référence et la cellule investigation de Radio France a une grande force de frappe puisque c’est un service transversal, ce qui veut dire que nous diffusons nos informations sur toutes les antennes de Radio France en même temps. Ça permet de toucher un public très large. L'eau minérale naturelle est un produit de grande consommation, et l'eau est la source de vie de tous les êtres vivants, c’est donc par essence un sujet qui intéresse le grand public. Si nous n’avions pas travaillé ensemble, le retentissement médiatique de notre enquête aurait peut-être été moins important, tout comme son impact politique.
Avec les auditions au Sénat en cours et les nombreuses réactions médiatiques et institutionnelles, selon vous, ces révélations ont-elles déjà permis d’améliorer la transparence ou les pratiques dans le secteur ?
Comme je le disais, l’eau est notre source de vie. Nous devrions avoir des pratiques exemplaires et tout mettre en œuvre pour la préserver. Pourtant, malgré nos révélations, aucune décision importante n’a été prise pour améliorer la transparence dans le secteur. Au contraire, d’après nos informations, des filtres non-conformes sont toujours utilisés dans les usines du groupe Nestlé.
Tous les rapports d'inspection qu'on a récupérés montrent aussi qu’il y a toujours des problèmes de contamination de l'eau. Or, la réglementation est très claire, une eau minérale ne peut être produite à partir de ressources contaminées. Les eaux brutes utilisées pour fabriquer de l’eau minérale naturelle doivent être protégées de toute forme de pollution. Et Nestlé ne joue toujours pas le jeu de la transparence. Côté administratif et politique, on n’y comprend plus rien ! Plusieurs rapports de l’ANSES mais aussi de la DGCCRF et de l’ARS disent qu’il ne semble plus possible de fabriquer de l’eau minérale naturelle à partir des sources Nestlé, car ces sources sont polluées. Pourtant, rien ne change, et Nestlé a demandé une nouvelle autorisation d’exploiter ses ressources pour fabriquer de l’eau minérale naturelle aux préfets. C’est extravagant. Les auditions au Sénat, menées par le rapporteur socialiste Alexandre Ouizille, sont à ce titre très éclairantes. Personne ne semble pouvoir apporter de réponse satisfaisante aux questions des sénateurs, qu’il s’agisse des représentants de la répression des fraudes ou de la direction générale de la santé.

Découvrez notre mesure d'impact complète de cette enquête sur la société !
Pensez-vous qu'il est aujourd'hui plus sûr de boire de l'eau du robinet, malgré ses propres limites (et scandales), ou les consommateurs doivent-ils adopter une autre approche pour garantir la qualité de leur eau ?
Cette affaire prouve, une fois de plus, que nous sommes confrontés à un problème de qualité de l'eau en général, et elle pose la question de ce qu'on doit faire pour rétablir cette qualité. L'eau n'est pas seulement un élément qui coule au robinet ou que l'on embouteille, notre vie en dépend. Il y a eu aussi beaucoup de révélations ces derniers mois sur la présence de polluants éternels dans l’eau. Dans une note transmise au gouvernement par trois inspections générales, révélée par le média Contexte, des inspecteurs dénoncent un échec général de préservation de la ressource en eau. Ils réclament des mesures préventives urgentes et contraignantes.
Les consommateur·rices ne peuvent rien y faire. Ce sont les pouvoirs publics qui doivent se saisir de cet énorme problème, en protégeant de toute urgence les captages des pollutions chimiques et bactériologiques, et en améliorant la surveillance des ressources. Les mesures curatives sont trop coûteuses, quand elles sont possibles, ce qui n’est pas toujours le cas. Ce dont nous avons besoin, c’est de mesures de prévention, pour préserver la santé publique et la biodiversité. C’est un sujet de préoccupation majeure.
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