« Les jeunes arrivent dans les cabinets de chirurgie esthétique en disant "je veux être mon filtre" »
Elsa Mari et Ariane Riou ont enquêté pendant un an avant de publier leur ouvrage Génération Bistouri. Enquête sur les ravages de la chirurgie esthétique chez les jeunes.
Elsa Mari et Ariane Riou sont toutes deux journalistes au Parisien. Elles ont enquêté ensemble pendant un an avant de publier leur ouvrage Génération Bistouri. Enquête sur les ravages de la chirurgie esthétique chez les jeunes, paru aux éditions JC Lattès. Elsa Mari revient pour Rembobine sur la difficulté de recueillir la parole des jeunes ayant eu recours à la chirurgie esthétique, le rôle des réseaux sociaux et la responsabilité de certains médecins.
Bonjour Elsa, comment l'idée de travailler sur la chirurgie esthétique vous est-elle venue ?
Elsa Mari — Quand j'ai commencé à travailler à la rubrique « santé » du Parisien, où je travaillais encore au moment de la publication du livre, je me suis très vite intéressée à la chirurgie esthétique via la télé-réalité, avec des émissions comme Les Marseillais. De saisons en saisons, je voyais que les jeunes femmes changeaient physiquement, que leurs visages se transformaient, qu'elles se refaisaient faire les seins, la bouche, et qu'elles en parlaient très ouvertement. Il y avait une forme de décomplexion assumée qui m'a beaucoup interpellée.
En 2019, on a fait notre première Une sur la chirurgie esthétique chez les jeunes dans le Parisien. À ce moment-là, on avait obtenu en exclusivité les chiffres du Syndicat national de chirurgie plastique reconstructrice et esthétique (SNCPRE), qui montraient que pour la première fois, les 18-34 ans faisaient plus de chirurgie esthétique que les 50-60 ans, qui étaient la patientèle historique. Le phénomène qu'on voyait monter sur dans les émissions de télé-réalité, parmi les influenceurs et dans les rues était enfin confirmé par des chiffres.
Les années sont passées, ces chiffres se sont confirmés et avec Ariane, on s'est dit qu'il fallait essayer de comprendre cette « génération bistouri ». Est-ce qu'elle existe vraiment ? Pourquoi les jeunes prennent la place de leurs parents dans les cliniques ? On a commencé avec ces questions.
Pour redécouvrir l'enquête d'Elsa Mari et Ariane Riou, mais surtout son impact sur la société mesuré par Rembobine, c'est par ici 👇
Quelles sont les raisons qui poussent les jeunes à se tourner vers la chirurgie esthétique ?
Le recours à la chirurgie esthétique n'est pas nouveau. On a toujours vu des dames d'un certain âge faire des "liftings". Mais dans l'imaginaire collectif, on se disait que les gens y avaient recourt pour essayer de rajeunir, de limiter les affres du temps. Ce qu'on a découvert, c'est que les jeunes utilisent désormais la chirurgie esthétique pour « optimiser leur beauté », comme ils disent. Ils veulent être le plus beau possible, ce qu'on interprète nous par être le plus normé possible, et le marché répond totalement à cette demande. Le botox préventif, par exemple, c'est l'idée de combler une ride avant même qu'elle n'apparaisse.
Il y a également l'envie de se conformer aux standards de beauté véhiculés sur les réseaux sociaux. Avec Kim Kardashian notamment, on s'est dit qu'on en finissait avec le mythe de la minceur. Et finalement, elle a juste imposé un nouvel idéal. C'est impossible d'avoir une taille de guêpe avec des formes aussi importantes au niveau des fesses et des seins. Pour accéder à ce modèle, il n'y a pas d'autre choix que la chirurgie. À partir de là, le modèle ça devient « soyez belles, soyez fausses ».
Vous avez parlé des réseaux sociaux. Quel rôle jouent-ils ?
On a toujours été soumis à des normes publicitaires, en ouvrant un magazine ou en passant devant un abri de bus, mais quand ces normes sont matraquées en continu sur les réseaux sociaux comme c'est le cas aujourd'hui, et que les jeunes expliquent qu'il y passent jusqu'à 10 heures par jour, ça devient totalement différent. Les anciennes générations ont également été soumises à des diktats, mais c'était à une échelle différente.
Ce qui a aussi changé, c'est l'apparition dans les années 2010 des filtres sur les réseaux sociaux, qui ont fait beaucoup de mal. Au début, il y avait les filtres rigolo. Sur Snapchat, on se rajoutait des petites oreilles. Puis sont arrivés les filtres beauté. Quand vous essayez ces filtres, tout d'un coup, votre visage se lisse, votre nez s'affine, et vous avez une projection de ce que vous pourriez être, mais de ce que vous n'êtes pas. Ce sont des essayages identitaires qui vont provoquer l'envie du bistouri. Les médecins disent souvent que les jeunes arrivent dans les cabinets de chirurgie esthétique en disant « je veux être mon filtre ». Ils veulent être un avatar d'eux-mêmes. C'est problématique de se dire qu'on veut être un double numérique... C'est pour ça qu'on demande à ce que les moins de 18 ans aient une consultation psychiatrique avant de passer à la chirurgie esthétique.
Dans votre livre, vous donnez à entendre les témoignages de jeunes ayant eu recours à la chirurgie esthétique. Leur parole a-t-elle été difficile à recueillir ?
Oui. C'est très difficile de parler de chirurgie esthétique, parce que ça touche à l'intime. Certaines filles ont des complexes très profonds, un nez moqué depuis l'enfance, une poitrine plate qui empêche d'accéder psychologiquement au statut de femme... C'est très personnel, donc même si le recours à la chirurgie s'est démocratisé, ça reste dur d'en parler.
Il y a également un très grand tabou pour les personnes qui ont été défigurées après une opération. Pendant l'enquête, j'ai rencontré des victimes de « fake injectors ». Ce sont des injectrices illégales, qui proposent de faire des injections alors qu'elles n'y sont pas autorisées. Elles pullulent sur les réseaux sociaux. Certaines se font appelées « docteurs », montrent de faux diplômes et vont parfois jusqu'à dire qu'elles ont des cabinets médicaux à Paris... Les jeunes filles qu'on a rencontrées avaient honte de s'être fait avoir, surtout qu'elles ont souvent découvert que c'était illégal une fois qu'elles ont eu des complications. Il y a une femme que j'ai suivie, qui voulait se faire enlever une petite ride entre l'aile du nez et la bouche. Elle s'est retrouvée défigurée, a eu une double greffe du visage. Elle est tombée en dépression, avait envie de mourir. C'est terrible. C'est une reconstruction qui sera lente.
Avant de débuter votre enquête, vous connaissiez déjà bien le sujet. Avez-vous néanmoins fait des découvertes qui vous ont choqué ?
Tout nous a choqué dans cette enquête, mais ce que je retiens notamment, c'est le comportement de certains médecins. En 2022, on a assisté aux Assises pour l'innovation en médecine esthétique (AIME). Il y avait 200 internes et chirurgiens qui assistaient à une conférence intitulée « Instagram, un tremplin pour démarrer son activité ». On a eu l'impression qu'on s'était retrouvé à une réunion de commerciaux. Sur l'estrade, un médecin disait que quand il postait deux photos avant/après de rhinoplastie, il avait 50 demandes derrière et qu'il fallait en profiter tout de suite... C'était délirant.
Au-delà de ce congrès, ce qui nous a choqué, c'est de voir jusqu'où allaient certains médecins. Certains font appel à des agences de communication pour s'occuper de leurs réseaux sociaux, comme s'ils voulaient mettre en valeur une marque. Il y a vraiment un business qui est très en place et très puissant. Je n'imaginais pas que des médecins pouvaient aller jusque-là.
Au bloc, il y a également certains chirurgiens qui ne donnent pas assez d'informations aux jeunes qui veulent se faire opérer. Par exemple, pour des prothèses mammaires, on ne leur dit pas forcément qu'il faudra certainement les changer tous les dix ans. Il y a un manque d'encadrement des médecins, qui ne jouent pas toujours leur rôle de docteur, qui consiste pourtant avant tout à ne pas nuire. Les médecins devraient d'autant plus être attentifs au fait que les corps qui rentrent au bloc ne sont pas malades. C'est essentiel.
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