« Nous voulions que nos articles sur l’immigration soient lus par les personnes concernées »
Entretien avec Max Siegelbaum, cofondateur de DocumentedNY, un média new-yorkais orienté vers les migrant·es en quatre langues et qui publie sur plusieurs plateformes. L'objectif : avoir un impact direct sur le public concerné.
Mazin Sidahmed et Max Siegelbaum ont fondé Documented en 2018, un média à destination des migrants à New York. Leur approche de journalisme de service répond à des besoins directs de leurs lecteur·ices (où se loger, où manger, où faire ses démarches administratives, légales, par exemple). Tout, dans leur ligne éditoriale, leur processus de production et leurs canaux de diffusion est donc réfléchi pour avoir un impact direct sur le public concerné. « Nous voulions que les articles soient lus par ceux que nous couvrions, ce qui n’est pas souvent le cas sur ce sujet », explique Max Siegelbaum à Rembobine.
Tout d’abord, pourquoi avoir fondé un média orienté vers les migrant·es à New York ?
New York est une ville fascinante pour le journalisme. Si on a l’impression que c’est une ville libérale et favorable aux immigrants, la réalité est toute autre. Il y a de nombreux problèmes. L’immigration comme sujet en tant que tel n’était pas prise en compte à sa juste valeur, alors qu’elle devrait avoir la même importance que d’autres problématiques, comme l’environnement ou l’économie. Au fur et à mesure que nous avons évolué, nous voulions que nos articles soient lus par les personnes sur lesquelles nous écrivons, ce qui est malheureusement rarement le cas. Dès le début, c'était l’objectif de Documented et maintenant, c'est vraiment inscrit dans notre ADN.
Comment faites vous donc pour faire du journalisme pour ces personnes qui ne sont traditionnellement pas visées par les médias grand public ?
D'abord, nous sollicitons l'avis de la communauté sur les problèmes auxquels elle est confrontée et sur ce qu'elle trouve le plus important. Nous partons du principe que nous créons du journalisme autour de cela, qu'il s'agisse simplement de faire un guide ou un article pédagogique sur comment faire quelque chose [trouver à manger, où se loger, etc, ndlr] ou une enquête ou reportage sur ce qui nous est rapporté.
Lorsque ce n’est pas notre communauté qui nous apporte des propositions, elle est plutôt utilisée comme source d'inspiration. Nous couvrons par exemple les milieux professionnels où travaillent les immigrés à bas salaires, et nous le faisons avec la perspective des problèmes auxquels ils sont confrontés, mais pas pour donner des instructions.
Comment est-ce que vous “engagez” vos lecteur·ices immigré·es différemment des autres médias ?
Nous avons choisi de nous concentrer sur la communauté chinoise, les Caraïbes non-hispanophones et la communauté latino. Logiquement, nous publions en chinois, en créole haïtien, en espagnol et en anglais. Ce choix est basé sur les données des études sociales, les recensements et des recherches démographiques de la ville de New York pour comprendre, par exemple, les zones qui avaient le plus besoin d'informations et dans des langues autres que l'anglais. Une partie de la recherche consistait à essayer de comprendre sur quelles plateformes se concentraient les communautés et où elles obtenaient leurs informations. Nous avons découvert que WhatsApp est le service le plus populaire en espagnol, que c'est WeChat en chinois, et que pour la communauté caribéenne, beaucoup de gens utilisent la plateforme NextDoor [une application orientée sur les réseaux de voisinages, NDLR].
Chacune de ces plateformes a besoin d'une stratégie différente, mais l'idée générale est de publier les informations là où les gens sont susceptibles de les lire.
Pouvez-vous nous donner un exemple d’une enquête qui répond ainsi aux besoins de vos lecteur·ices et génère de l’impact ?
Mazin Sidahmed et moi-même avons fait une tournée des organisations d’aide aux immigré·es à New York. C’était pendant la crise de la séparation des familles [sous Trump, entre 2017 et 2018, plus de 5500 enfants immigré·es ont été séparé·es de leurs parents de force à la frontière mexicano-américaine, NDLR], et il y avait un sentiment anti-immigrant écrasant au niveau du pays. Nous nous attendions en quelque sorte à ce que les gens parlent de cela. Et ce ne fut pas le cas. Leurs premières préoccupations concernaient le travail, et en particulier le vol de leur salaire. Cela peut se produire dans les cas les plus flagrants avec un employeur qui se comporte ainsi : “je ne vous paie pas, et si vous dites quoi que ce soit, je riposterai et je vous enverrai en prison.” Et il existe des exemples documentés de cela.
En tant que journaliste, ce que je pouvais apporter, c’était que si cela devait se reproduire, le deuxième travailleur pourrait voir qu’une entreprise a volé les salaires des travailleurs précédents, et pourrait s’armer de certaines connaissances, ou approcher d’une manière plus prudente et plus sceptique le patron. J’ai donc cherché où ces données sur les salaires volés étaient conservées. J’ai déposé une demande de droit à l’information à l’État de New York. Nous avons dû les poursuivre en justice, ça a pris de nombreuses années, mais nous avons finalement pu obtenir l’information et la diffuser.
Quel impact cette enquête a-t-elle eue ?
Cette année-là, le gouverneur a fait de la résolution du vol de salaire une priorité de l’Etat. Les législateurs de New York ont présenté des projets de loi pour aider à récupérer les salaires volés sur la base de cette enquête. Si un restaurant volait les salaires des employés et qu'il ne les remboursait pas, le projet de loi permettrait à d'autres agences gouvernementales de s'impliquer, afin qu'elles puissent par exemple retirer leur licence d'alcool jusqu'à ce qu'elles remboursent les salaires. Il n'a pas encore été adopté, mais c’est une évolution prometteuse. Il y a des avocats qui utilisent la base de données dans leur travail pour leurs dossiers. Des activistes qui l’utilisent pour aider à trouver des travailleur·euses lésé·es et s'organiser. D’autres journalistes l'utilisent pour publier d’autres reportages.
La prochaine étape sera de faire en sorte que les travailleurs l'utilisent. Je pense que c'est possible, mais la base de données n'existe qu'en anglais pour le moment. Nous l'avons donc traduit en chinois et en espagnol pour une nouvelle version qui sortira bientôt.
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