
Accidents du travail, quand la justice regarde ailleurs
Le travail occupe une place immense dans nos vies. Il façonne nos journées, nos corps, nos trajectoires, parfois nos blessures. Alors comment se fait-il que les injustices qui s’y jouent, les morts et les silences qui les entourent, ne soient pas les plus grands scandales de notre époque ?
On revient sur une enquête essentielle de Rue89 Lyon en avril 2024 : celle de Pierre Lemerle et Franck Verjus, qui a mis au jour l’inaction judiciaire face aux accidents du travail. Un an après sa publication, on en analyse l’impact. Et on salue le courage de celles et ceux qui continuent de documenter ce phénomène.
⏳ Comprendre l'enquête en 30 secondes
→ À Lyon, près de 75 % des procès-verbaux dressés par l’inspection du travail après des accidents graves sont ignorés ou classés sans suite par le parquet, révélant un désengagement judiciaire systémique.
→ Ce phénomène, loin d’être isolé, traduit selon les syndicats une dépénalisation progressive du droit du travail au bénéfice des employeurs, au détriment des victimes et des agents de contrôle.
💥 Et son impact en encore moins de temps !
→ L’enquête a suscité des réactions institutionnelles indirectes et parfois négatives, comme le retrait d’un outil de suivi interne utilisé par les inspecteurs, suivi d’une promesse floue de création d’un observatoire local.
→ Malgré le silence persistant du parquet, le sujet a nourri des mobilisations syndicales, des tribunes, et une prise de conscience politique partielle, sans changement structurel à ce jour.
Des PV dressés par l’inspection du travail après des accidents graves délaissés par la justice
Entre 2017 et 2022, les inspecteurs du travail du Rhône ont transmis plus de 600 procès-verbaux aux services du procureur, souvent pour des manquements graves à la sécurité ayant entraîné des accidents. Rue89 Lyon a obtenu un tableau interne confidentiel de la DDETS (Direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités, qui chapeaute l’inspection du travail), révélant que près de 75 % de ces PV ont été classés sans suite ou sont restés sans retour connu. En parallèle, les journalistes ont mené des entretiens avec des inspecteurs et syndicalistes et recoupé leurs témoignages avec des données locales et nationales
La lecture de l'enquête vous est exceptionnellement offerte par la rédaction. On les remercie !
L’enquête met en lumière un blocage systémique : même lorsque des inspecteurs du travail relèvent des infraction graves, la justice pénale ne suit pas. Le parquet laisse traîner ou propose des « alternatives aux poursuites », comme les transactions pénales, qui permettent à l’employeur d’échapper à un procès. Cette politique pénale de désengagement crée un sentiment d’inutilité chez les agents de contrôle et laisse les victimes d’accidents du travail sans reconnaissance ni réparation judiciaire.
Si la situation lyonnaise est particulièrement préoccupante, elle n’est pas un cas isolé. Les taux de PV classés tournent autour de 60 % partout en France. L’enquête rappelle que l’observatoire national des suites pénales, mis en place dans les années 2000, a été mis en veille. Pour les syndicats, il s’agit d’un choix politique : une forme de dépénalisation du droit du travail au bénéfice des employeurs. L'enquête a par ailleurs été republiée par Mediapart, dans le cadre d'un partenariat. Incluse dans le dossier "Accidents du travail, ces victimes qu’on ne veut pas voir" et participe à la documentation de ce problème de société.

💥 En quête d'impact
Un an après la publication de l’enquête, les parquets traitent-ils avec plus de sérieux les procès-verbaux dressés par les inspecteurs du travail ? L’État a-t-il renforcé les moyens de l’inspection du travail ou mis en place les outils de suivi demandés depuis des années ? Les syndicats continuent-ils à se battre ?
Rembobine vous propose de découvrir l'impact de l'enquête, d'après une méthodologie inspirée du média d'investigation Disclose et de son rapport d'impact. Rendez-vous sur le site pour comprendre ce qui peut être inclus dans ce tableau.
→ Dans leur enquête, les deux journalistes de Rue89 Lyon ont sollicité des réactions officielles. Cependant, ni le procureur de la République de Lyon ni la direction départementale de l'emploi, du travail et des solidarités (DDETS) n'ont répondu à leurs demandes.
→ Rue89 Lyon l’a appris plus tard, à la suite de la parution de l’article en avril, une rencontre a eu lieu entre la direction départementale et le procureur en mai 2024, pour parler des révélations. Pas d'améliorations à signaler, bien au contraire : à partir de juin 2024, les inspecteurs se sont vus retirer leur accès au tableau des suites pénales.
→ La direction départementale a enfin répondu aux sollicitations du média Rue89 Lyon, lors d'un article de suivi de Pierre Lemerle en septembre 2024. Elle a dénoncé des données « pas exhaustives » et « erronées ». Elle affirme vouloir créer un nouvel observatoire local. Elle évoque aussi des “travaux nationaux” entre les ministères de la Justice et du Travail. Mais sans calendrier.
→ Plus généralement sur le sujet des accidents du travail, en novembre 2024, la ministre du Travail, Astrid Panosyan-Bouvet, a lancé une campagne de sensibilisation, reconnaissant la gravité de la situation. Elle a également été auditionnée à l'Assemblée nationale le 6 novembre 2024, où elle a admis les carences de l'inspection du travail et les difficultés de recrutement.
→ L’article a été publié sur Rue89 Lyon et republié par Mediapart, dans la rubrique des partenaires locaux. Et repris dans le dossier spécial de Mediapart « Accidents du travail, ces victimes qu’on ne veut pas voir » qui contient 38 articles.
→ Malgré les sollicitations des journalistes de Rue89 Lyon, le parquet n’a pas répondu à leurs questions concernant le traitement des procès-verbaux de l’inspection du travail.
→ En septembre 2024, lors d’une cérémonie d’hommage à des inspecteurs du travail assassinés il y a 20 ans, les syndicats ont dénoncé un hommage de façade et alerté à nouveau. Rue89 Lyon en a profité pour faire un article de suivi. Ils ont aussi fustigé les coupes budgétaires prévues et affirmé que l’État « est contre ses agents et contre ses services ». Ils ont rappelé le sens de leur démarche « Si on est venu à rendre ça public, c’est par dépit », explique un représentant syndical à Rue89Lyon. « Parce que nous estimons que les travailleurs, qui sont les premiers concernés, ont le droit de savoir. »
→ Lors de leur rencontre avec la ministre du Travail le 21 octobre 2024, les syndicats CGT, SUD et SNUTEFE ont formulé à nouveau deux demandes clés : relancer l’observatoire des suites judiciaires des PV de l’inspection du travail et créer des audiences pénales dédiées aux infractions au droit du travail dans les tribunaux.
→ Le 15 novembre 2024, une tribune intitulée « Accidents du travail : l’indifférence que la situation a suscitée jusqu’à aujourd’hui doit inquiéter et interpeller », co-signée par des chercheurs, avocats, syndicalistes et acteurs de la prévention, a été publiée dans Le Monde. Cette tribune alerte sur la normalisation des accidents graves et mortels, appelle à une réaction politique forte, et cite explicitement les défaillances judiciaires évoquées par l’enquête.
🕵️♀️ Les coulisses de l'enquête
Pierre Lemerle est journaliste, directeur de publication et associé à Rue89 Lyon. Il a coécrit l'enquête avec Franck Verjus. Dans la rédaction locale lyonnaise, il couvre les questions sociales et écologiques, des scandales industriels aux inégalités dans le monde du travail. Pour Rembobine, il revient sur les coulisses de cette enquête difficile à documenter, mais nécessaire. Car même si l’impact semble limité, dit-il, « ça laisse une trace ». « C’est en accumulant ces pressions qu’on peut espérer un vrai changement. C’est aussi ça, le boulot des médias. »

🧰 Pour mieux suivre le sujet
Pour prolonger la lecture de l’enquête de Rue89 Lyon, il faut lire le livre L’Hécatombe invisible de Mathieu Lépine, publié en 2023 aux Éditions Seuil. Enseignant et militant, il a recensé pendant plusieurs années les morts au travail en France, souvent passées sous silence. Son travail minutieux met en lumière l’ampleur d’un phénomène que les statistiques peinent à rendre visible, et interroge la banalisation de ces drames.

Pierre Lemerle, de son côté, vous conseille de vous intéresser à un épisode de l’histoire de Lyon qui en fait l’un des berceaux des premiers grands mouvements sociaux en France : la révolte des canuts. Ca se découvre notamment par exemple à travers un épisode du podcast Le Cours de l’histoire sur France Culture. On y découvre comment ces ouvriers de la soie se sont soulevés au 19e siècle pour défendre leurs conditions de travail. Une histoire de lutte et de solidarité qui fait écho aux combats d’aujourd’hui.
Lecteur·rices, citoyen·nes...Vous avez le pouvoir de renforcer l'impact du travail des journalistes !
1. Partagez l’enquête autour de vous, dans vos réseaux, avec vos collègues pour briser le silence autour des accidents du travail.
2. Interpelez vos député·es, sénateur·rices, élu·es locaux pour demander la création d’un observatoire public des suites judiciaires des accidents du travail.
3. Faites entendre les récits de terrain : si vous êtes témoin ou victime d’un accident ou d’un manquement grave au travail, contactez un média local, une association, ou un syndicat pour ne pas rester seul·e.
À très vite sur Bluesky, Instagram, LinkedIn et par mail pour notre prochaine enquête !
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