
À Madagascar, le système des séjours de rupture des enfants placés détourné #58
Salut les Rembobineur·euses,
C’est un sujet qui dérange, souvent relégué en fond de colonne le peu de fois où il est traité. Pourtant, des dizaines de milliers d’enfants grandissent aujourd’hui sous la responsabilité de l’État, dans des foyers, des familles d’accueil, ou sont envoyés loin, très loin, dans des « séjours de rupture » censés les aider à se reconstruire. Mais quand des dérives graves sont dénoncées, détournements de fonds, montages immobiliers, manque de contrôle, le silence médiatique est souvent assourdissant. Et pourtant, c'est une bombe sociale. Cette semaine, on vous embarque à Madagascar, où trois associations françaises accueillant des jeunes de l’ASE sont accusées de graves abus. Une enquête de Louise Audibert, publiée dans Mediapart, révèle les rouages d’un business juteux, à mille lieues de la promesse de protection de l’enfance.
Bonne lecture,
Cécile et l'équipe de Rembobine
⏳ Comprendre l'enquête en 30 secondes
→ À Madagascar, plusieurs associations françaises accueillent des jeunes placé·es par l'Aide sociale à l'enfance (ASE) lors de séjours dits « de rupture ». L'objectif est de permettre à ces jeunes souvent en difficulté de rompre avec leur quotidien pour repartir sur de meilleures bases.
→ L'enquête révèle que trois associations françaises détourneraient de l'argent alloué aux jeunes pour servir leurs propres intérêts ou se constituer un parc immobilier.
💥 Et son impact en encore moins de temps !
→ Suite à la parution de l'enquête, l'ASE de Paris « a arrêté d'envoyer des enfants à Madagascar et des consignes de précaution ont été données », explique Louise Audibert.
→ L'enquête a par ailleurs été citée dans un rapport d'enquête de l'Assemblée nationale, mais sa visibilité est restée limitée, se fracassant à la fenêtre médiatique des élections législatives anticipées de juin dernier.
Des associations dans le viseur d'Anticor
Depuis la France hexagonale, Madagascar semble souvent bien loin. Des enfants et adolescent·es placé·es à l'Aide sociale à l'enfance (ASE) y sont pourtant régulièrement envoyé·es en séjours dits « de rupture ». L'objectif, permettre à ces jeunes qui peuvent représenter un danger pour elleux-mêmes ou leur entourage de souffler, loin de chez elleux. Sur le papier, le projet est séduisant. Dans les faits, la réalité est toute autre.
Dans son enquête parue chez Mediapart en juin 2024, la journaliste indépendante Louise Audibert révèle que trois associations françaises (Manda Spring, Reso Labonde et Média Jeunesse) détourneraient de l'argent pour servir leurs propres intérêts ou se constituer un parc immobilier. L'association Anticor, de lutte contre la corruption, qui a aussi enquêté sur l'affaire, a d'ailleurs déposé plainte contre X auprès du parquet national financier.

Manda Spring, par exemple, qui gère des lieux de vie et d'accueil à Madagascar pour des jeunes essentiellement originaires de l'Essonne, verse des salaires exorbitants à son directeur. L'association facture aussi un budget alimentation disproportionné, à raison de 20 € par jour par enfant accueilli dans le troisième pays le plus pauvre de la planète.
Coréférente départementale d'Anticor en Ardèche, Annick Aguado a enquêté sur la comptabilité de l'association et envoyé des signalements aux administrations concernées (préfecture de l'Essonne, ASE des départements d'où étaient originaires les jeunes..). Cette dernière a fait l'objet d'une plainte de la part du département de l'Essonne pour « abus de confiance », révèle l'enquête de Mediapart. Une procédure judiciaire qu'elle qualifie de « procédure-bâillon » destinée à la faire taire.
Concernant les autres associations mises en cause, l'enquête révèle notamment que les dirigeants de Reso Labonde sont propriétaires, via des Sociétés civiles immobilières (SCI) de biens immobiliers qui hébergent des jeunes placé·es, alors même que le Code pénal interdit à toute personne chargée d'accomplir une mission de service public de prendre, recevoir ou conserver un intérêt dans une entreprise ou une opération dont elle a la charge. Dans le même temps, l'association Média Jeunesse a, elle, fait des acquisitions immobilières qui seraient des lieux d'accueil pour jeunes placé·es. De quoi ternir l'image de ces associations dites au service de la protection de l'enfance.
💥 En quête d'impact
Un an après la publication de l'enquête de Mediapart, les associations mises en cause ont-elles été inquiétées par la justice ? Les services de l'Aide sociale à l'enfance se sont-ils exprimés ? Les parents des jeunes concerné·es se sont iels-mobilisé·es ?
Rembobine vous propose de découvrir l'impact de l'enquête, d'après une méthodologie inspirée du média d'investigation Disclose et de son rapport d'impact. Rendez-vous sur le site pour comprendre ce qui peut être inclus dans ce tableau.
→ Les administrations concernées, comme les départements, ont été contactées pendant l'enquête. Elles ne se sont pas exprimées après sa parution.
→ À la connaissance de Louise Audibert, aucune enquête interne n'a été lancée par l'ASE. Par contre, l'ASE de Paris « a arrêté d'envoyer des enfants à Madagascar, explique la journaliste indépendante. Des consignes de précaution ont également été données et des agréments rompus avec Reso Labonde, Manda Spring et Manda Life [émanation de la première, NDLR] ».
→ L'enquête a été citée dans le rapport d'enquête de la Commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance » de l'Assemblée nationale du 1er avril 2025.
→ L'article n'a pas fait l'objet de reprises dans la presse. La journaliste n'a pas non plus été invitée pour en parler. « L'enquête a été largement éclipsée par les législatives, regrette Louise Audibert.
→ Concernant la plainte contre X de l'association Anticor pour prise illégale d'intérêts et détournements de fonds publics, « il n'y a pas eu d'avancée, souligne Louise Audibert. La justice suit son cours, mais on sait bien que le temps de la justice n'est pas le même que celui des médias. »
→ Il en va de même concernant la plainte contre Annick Aguado, déposée par le département de l'Essonne en 2019.
→ La journaliste n'a pas été contactée par des jeunes pris en charge par l'ASE ou bien par leurs parents.
→ Par contre, des professionnels qui travaillaient dans d'autres structures de l'ASE lui ont écrit. « Ils avaient observé dans leurs structures certains faits dénoncés dans l'article, dit-elle. Mon téléphone a beaucoup sonné. »
🕵️♀️ Les coulisses de l'enquête
Journaliste indépendante, Louise Audibert travaille pour de nombreux médias comme StreetPress ou Le Monde sur les sujets de société liés de près ou de loin à l'enfance et l'adolescence.
Dans son interview à Rembobine, elle revient sur son enquête de terrain sur l'île, le manque de contrôle dans les structures de l'Aide Sociale à L'Enfance (ASE) et la difficulté à faire exister le sujet de l'aide sociale à l'enfance dans les médias.

🧰 Pour mieux suivre le sujet
La situation des enfants placé·es à l'ASE vous intéresse ? Louise Audibert vous recommande le livre de Lyes Louffok, Dans l'enfer des foyers. Moi, Lyes, enfant de personne. Militant des droits de l'enfant, ce dernier entend visibiliser les conditions de prise à charge des enfants à l'ASE et se bat pour qu'une véritable politique de protection soit mise en place. Le Monde lui a consacré un beau portrait l'an dernier.

La journaliste vous conseille également le film Rien à perdre de Delphine Deloget, qui retrace le parcours d'une femme qui se bat pour récupérer son fils placé - à tort, selon elle - dans un foyer pour enfants.

Enfin, le livre d'Aude Kerivel, docteure en sociologie, Protéger l'enfance. Tenir notre promesse aux enfants. Un ouvrage qui entend contribuer au débat public sur les mesures à prendre pour transformer la protection de l’enfance.
Lecteur·rices, citoyen·nes...Vous avez le pouvoir de renforcer l'impact du travail des journalistes !
1. Partagez l’enquête autour de vous, dans vos réseaux, avec vos collègues pour alerter sur la prise en charge des enfants placé·es à l'ASE.
2. N'hésitez pas à écrire à Louise Audibert ou aux journalistes qui travaillent sur la question si vous souhaitez faire remonter des informations.
3. Suivez le combat de Lyes Louffok (sur Instagram ou sur Bluesky par exemple) pour les droits des enfants placé·es.
On espère que cette newsletter vous a interessé·es. N’hésitez pas à nous écrire pour nous partager vos retours et impressions, à parler de Rembobine autour de vous, ainsi qu'à partager nos articles ! Ensemble, continuons à faire bouger les lignes.
À très vite sur Bluesky, Instagram, LinkedIn et par mail pour notre prochaine enquête !
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